Faire la clarté ou semer le trouble sur le passé colonial au Rwanda

Véronique Lemberg
Le Parlement fédéral a décidé de mettre en place une Commission spéciale chargée de faire la clarté sur passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi. En raison de la désignation d’une négationniste du génocide des Tutsi au Rwanda parmi les experts, cette commission risque de passer à côté de sa mission en insultant la mémoire des victimes de ce génocide et en accréditant le récit colonial belge sur le Rwanda.
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Lorsque le Roi Philippe a publié le 30 juin dernier une lettre à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance du Congo, il a donné un coup d’accélérateur à un processus mémoriel inédit depuis l’indépendance des anciennes colonies belges en Afrique. « Durant l’époque de l’Etat indépendant du Congo des actes de violence et de cruauté ont été commis, qui pèsent encore sur notre mémoire collective. La période coloniale qui a suivi a également causé des souffrances et des humiliations. Je tiens à exprimer mes plus profonds regrets pour ces blessures du passé dont la douleur est aujourd’hui ravivée par les discriminations encore trop présentes dans nos sociétés. Je continuerai à combattre toutes les formes de racisme. J’encourage la réflexion qui est entamée par notre parlement afin que notre mémoire soit définitivement pacifiée », a écrit le Roi des Belges.

Depuis la manifestation organisée le 7 juin à Bruxelles pour dénoncer les violences policières et les discriminations subies par les populations issues de l’immigration africaine, il était difficile d’évacuer le débat sur le passé colonial belge ainsi que sur la nécessité de l’inclure pleinement dans le cursus scolaire. Les actes de vandalisme commis sur les statues de Léopold II ne pouvaient pas laisser indifférent celui qui lui a succédé un siècle après sa mort en 1909. C’est dans ce contexte que le 17 juillet dernier, la Chambre des représentants a décidé de mettre en place une commission spéciale chargée de faire la clarté sur l’Etat indépendant du Congo (1885-1908) et le passé colonial de la Belgique au Congo (1908-1960), au Rwanda et au Burundi (1919-1962), ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver.

Pour accomplir cette tâche, cette commission présidée par l’écologiste flamand Wouter De Vriendt sera assistée d’une équipe pluridisciplinaire composée tout au plus de 10 experts belges, congolais, rwandais et burundais et chargée de rédiger, pour le 1er octobre 2020, un premier rapport concernant les événements historiques du passé colonial belge tant pour l’Etat indépendant du Congo que pour le Congo belge, le Rwanda et le Burundi. Parmi ces experts, un nom attire particulièrement l’attention : Laure Uwase. Soutenue par le CD&V dont elle fut candidate aux dernières élections communales à Denderleeuw, cette avocate au barreau néerlandophone de Bruxelles, est présentée comme un expert qui « écrit depuis 10 ans sur les Grands Lacs ». Elle est surtout membre de Jambo asbl.

« Double génocide »

Fondée en Belgique en janvier 2008, Jambo affirme « promouvoir les échanges socio-culturels et mener des projets visant la paix, le dialogue, la justice et le développement durable en Afrique des Grands Lacs et dans sa diaspora ». En réalité, cette association composée essentiellement de fils et de filles de génocidaires ne cesse de défendre ces derniers, d’en véhiculer l’idéologie criminelle et de propager un discours négationniste. Sur le site de cette association, des articles négationnistes sont publiés. Ils reprennent tous les éléments de langage de la thèse du « double génocide » et s’emploient insidieusement à nier le caractère génocidaire de l’extermination des Tutsi du Rwanda en affirmant que notamment que ce « génocide n’a pas été planifié ». Or, la planification est un des éléments constitutifs du crime de génocide.

Cette manière perverse de nier la planification de ce génocide ne fait que témoigner d’une évolution stratégique du discours négationniste envers le génocide des Tutsi. Quant à la thèse du « double-génocide », les historiens spécialistes de ce génocide ont établi depuis longtemps qu’elle relève clairement du négationnisme. « Elle doit montrer que le FPR, lors de sa conquête du Rwanda à partir d’avril 1994, aurait à son tour commis un génocide, cette fois contre les Hutu. Un génocide qui donc « invaliderait » celui contre les Tutsi. Mais cette thèse du « double génocide » ne tient pas. Les exactions commises par le FPR n’ont pas eu la même ampleur, ni de caractère systématique », souligne l’historien français Stéphane Audoin-Rouzeau. « Cette idée du double génocide, tout odieuse qu’elle soit, est très efficace, puisqu’elle instille le doute. Elle constitue par ailleurs un motif de disculpation bien commode pour nombre de responsables politiques et militaires français aux affaires en 1994 ». Egalement spécialiste des génocides, l’historien belge Joël Kotek a pris la peine d’examiner de nombreuses vidéos et photos mises en ligne sur le site de Jambo asbl et son constat est catégorique : « Ils reprennent toutes les images du génocide des Tutsi pour illustrer le soi-disant génocide des Hutu. Ainsi, des lieux de mémoire du génocide des Tutsi deviennent des lieux où les Hutu auraient été exterminés par les Tutsi. Cela leur permet de brouiller totalement la réalité du génocide des Tutsi de 1994. Imaginons un seul instant que des Allemands tiennent le même discours négationniste en accusant les Juifs d’avoir massacré des Allemands. C’est impensable évidemment ».

Quant à Laure Uwase, « c’est une fille de génocidaire, qui nie totalement les faits dont son père est accusé en parlant d’« accusations gratuites » », s’indigne Félicité Lyamukuru, présidente d’Ibuka Mémoire et Justice (Belgique), l’association mémorielle qui défend les victimes du génocide des Tutsi. « Non seulement cette avocate n’a aucune légitimité particulière en tant qu’experte mais son appartenance à une association véhiculant une idéologie niant le génocide des Tutsi et confondant victimes et bourreaux apparait comme une insulte à la vérité historique et à la mémoire des victimes de ce génocide ».

« Réflexe néocolonial »

Conscients du problème de la présence de cette membre de Jambo asbl, les députés ont prévu qu’un représentant d’Ibuka puisse être inclu durant la rédaction du premier rapport concernant la mission vérité.  « Cette idée d’équilibre “à la belge” suggère donc que la Commission aurait sciemment décidé de sélectionner un membre de chaque “ethnie”, à l’heure où le Rwanda a supprimé toute notion ethnique sur les cartes identité afin de dépasser ces notions clivantes. Il est impensable qu’une commission s’étant fixé comme mission de “décoloniser les esprit”» ait succombé à ce réflexe néocolonial d’un autre âge », déplorent l’ingénieur Jean-François Cahay et le médecin belgo-rwandais Olivier Mullens dans une tribune publiée dans Le Soir le 11 août dernier.

Il est navrant de constater que les parlementaires belges censés faire la clarté sur la présence coloniale au Rwanda n’aient pas conscience des ravages de l’ethnisme mis en place durant la période coloniale et encore largement encouragé aujourd’hui par les milieux catholiques flamands qui ont cautionné la persécution des Tutsi. « Au Rwanda nous sommes dans un imaginaire pur de la différence. La distinction somatique entre Hutu et Tutsi a largement été créée par la racialisation du colonisateur allemand puis belge », assure l’hsitorien Stéphane Audoin-Rouzeau. Ce n’est donc pas un hasard si Laure Uwase a été présentée par les démocrates-chrétiens du CD&V. A partir des années 1950, de nombreux missionnaires flamands ont plaqué le clivage flamands/francophones sur le Rwanda. Le paysan hutu est ainsi identifié au paysan flamand exploité par une minorité possédante alors que les Tutsi sont assimilés à la bourgeoisie francophone. Et si cette vision relève surtout de mythes, l’image coloniale belge et flamande du féodal tutsi qui opprime le paysan hutu n’a pas disparu. C’est en grande partie ce qui explique la facilité avec laquelle la mouvance hutu extrémiste a pu reconstituer un tissu associatif et politique en Flandre. Et la question ethnique fait bel et bien partie des obsessions de Jambo. « Ils ont établi en Belgique un recensement de la population hutu ! Alors qu’ils prétendent aller au-delà de l’antagonisme hutu/tutsi et qu’ils prônent une soi-disant réconciliation, ils lancent le concept horrible d’hutuness (identité hutu) qui a déjà mené au génocide », fustige Félicité Lyamukuru.

S’il est prévu qu’à l’issue du premier rapport des experts, la commission pourra revoir la composition de l’équipe d’experts comme elle l’entendra, il est difficile d’imaginer la commission accomplir une des missions qu’elle s’est fixée : « examiner le rôle et l’impact structurel que l’Etat belge, les autorités belges et les acteurs non étatiques (comme par exemple la monarchie, l’Eglise, les exploitants des économies coloniales, …) au sens large ont eu sur l’État indépendant du Congo et sur le Congo belge, le Rwanda et le Burundi ». Pour l’heure, il est à craindre que cette commission parlementaire accomplisse un travail sérieux concernant le Congo et réserve au Rwanda et au Burundi un sort peu enviable. Si une militante d’une association au positionnement condamnable sur le génocide des Tutsi participe aux travaux de cette commission, cela risque d’accréditer cette vision partiale, fausse et dangereuse. Le comble serait atteint : la commission parlementaire pourrait accréditer, et non pas déconstruire, le récit colonial belge de sa présence au Rwanda.

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