Le spectre populiste

Nicolas Zomersztajn
Avec la montée en puissance de mouvements politiques se réclamant du populisme, comme l'ont encore révélé les dernières élections européennes, le terme « populisme » est devenu le « isme » du 21e siècle. Rejetant virulemment l’Etat de droit et les corps intermédiaires, le populisme pose aujourd’hui un véritable défi aux démocraties européennes.
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Le terme « populisme » décrit aujourd’hui une réalité politique émergente à travers toute l’Europe. Le caractère pluriel du populisme peut désarçonner ceux qui cherchent à le ranger sur l’échiquier politique. S’ils s’enracinent souvent à l’extrême ou à la droite de la droite, des mouvements populistes ont également investi le champ de la gauche. La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, Podemos en Espagne, ou encore Aufstehen en Allemagne assument sans complexe leur populisme. Mais à chaque fois, les mouvements populistes, qu’ils soient de gauche ou de droite, se retrouvent pour remettre en cause les principes de la démocratie libérale et représentative fondée sur l’Etat de droit. Tous les Etats européens sont dans la ligne de mire des populistes.

Loin d’être une idéologie structurée comme le socialisme ou le libéralisme, le populisme est avant tout un style politique incarné par un dirigeant charismatique affirmant établir un lien direct avec le peuple sans passer par des corps intermédiaires. Ce dirigeant incarne le peuple et exprime sa volonté contre une élite corrompue et parasite. C’est la raison pour laquelle la souveraineté populaire est sacralisée. « Ces mouvements populistes et leurs leaders martèlent que la souveraineté du peuple est sans limites », explique Marc Lazar, historien et sociologue français spécialiste des gauches et des populismes. C’est d’ailleurs ce qui a conduit ce chercheur à forger dans un essai (Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, éd. Gallimard) publié avec son collègue italien, Ilvo Diamanti, le concept de « peuplecratie » pour désigner la transformation de la démocratie que les mouvements populistes entendent réaliser aujourd’hui. « Ils entendent établir une “peuplecratie”, soit une démocratie immédiate, sans aucune forme de médiation en instaurant dans un langage simplificateur une urgence absolue ».

Simplisme en 140 caractères

Dans cette logique de l’immédiateté et du simplisme, les mouvements populistes ont vite compris qu’internet et les réseaux sociaux se prêtent à merveille pour diffuser leurs idées : « Comme ils clament haut et fort qu’il n’y a que des solutions simples à tous les problèmes, même les plus complexes, ils prétendent qu’il leur suffit de tout régler par consultation sur internet et les réseaux sociaux. Ainsi, en 140 caractères, le leader italien de la Ligue du Nord, Matteo Salvini, peut expliquer qu’il va jeter à la mer tous les migrants qui arrivent en Italie plutôt que d’élaborer un plan d’action socio-économique », souligne Marc Lazar. Dès qu’une personne, qu’elle soit journaliste et universitaire ou tout simplement compétente en la matière, explique que la problématique est complexe et qu’elle nécessite du temps de réflexion avant de passer à l’action, elle est immédiatement disqualifiée grâce à internet et aux réseaux sociaux où les populistes peuvent enfin se passer de ces experts et vanter les mérites de la simplification à outrance.

La mise en avant d’une démocratie immédiate favorisée par les réseaux sociaux permet aux populistes de se présenter à la fois comme des adversaires de la démocratie représentative traditionnelle, mais aussi comme les promoteurs exclusifs de l’exigence démocratique. C’est ce paradoxe qui distingue les populistes du 21e siècle des expériences populistes de la première moitié du 20e siècle. Et la vieille qualification de fasciste devient hors propos et inopérante. « Dans les années 1930, la critique de la démocratie libérale et représentative se faisait au nom de l’instauration d’un régime autoritaire ou dictatorial », précise Marc Lazar. « Aujourd’hui, les populistes ont renversé ce logiciel pour se présenter comme les meilleurs défenseurs de la démocratie et clamer que, eux, à la différence de la “caste” ou des partis traditionnels, n’ont pas peur du peuple. D’où leur demande d’une pratique de consultations sur internet. Si comme les populistes des années 1930, ils jouent sur le “tous pourris”  et l’opposition entre le “pays réel” (les “vrais gen”) et le “pays légal” (les élites), ils vont ensuite promouvoir une plus grande participation du peuple au processus décisionnel. En revanche, lorsqu’ils exercent le pouvoir, comme Viktor Orban en Hongrie, leur exigence démocratique est soudain altérée et cette “peuplecratie” se transforme alors en “démocrature” ».

Temporalité de l’urgence

A l’instar de Viktor Orban, de Jarosław Kaczyński en Pologne ou d’Andrej Babiš en Tchéquie, des dirigeants populistes ont conquis le pouvoir en Europe centrale. Depuis un an, l’Italie fait l’expérience d’une coalition populiste au sein de laquelle le bouillonnant leader de la Ligue du Nord, Matteo Salvini, se présente comme le champion de la lutte contre l’immigration. Et l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis donne même une dimension mondiale à la dynamique populiste. Ces différentes conquêtes du pouvoir ouvrent-elles la voie d’une Europe dominée par les populistes ? « Les populistes et leur “peuplecratie” n’ont pas encore vaincu, mais ils posent un défi pour nos démocraties », assure Marc Lazar. « Ils ont réussi à imposer leur style et leur temporalité de l’urgence, à tel point que certains dirigeants traditionnels recourent parfois au style populiste. Ainsi, Emmanuel Macron s’est présenté comme le candidat antisystème durant la campagne présidentielle de 2017, alors qu’il possède tous les attributs des élites françaises, de l’ENA à la banque Rothschild en passant par l’inspection des Finances ».

Les populistes donnent sûrement le ton en Europe. Il ne faut pas pour autant surestimer leur dynamique. Ils sont certes portés par une série de phénomènes : la situation sociale angoissante, la défiance envers les institutions nationales et européennes, la crise des partis traditionnels, la difficulté d’articuler les appartenances locales, régionales, nationales et européennes, la crise des modèles d’intégration des migrants, etc. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, leur rhétorique nationaliste constitue le principal obstacle des populistes. Ils défendent tous exclusivement leurs intérêts nationaux. Quel accord peut donc conclure Orban, qui ne veut pas du tout entendre parler de répartition de migrants, avec Salvini qui la réclame ? Comment concilier le très chrétien Orban, hostile au mariage des homosexuels, avec le très libéral Babiš qui a soutenu sa légalisation en janvier dernier ?

Et le rapport victimaire à la mémoire et à l’histoire mis en avant par les populistes suscite plus la méfiance que l’entente harmonieuse qu’ils s’efforcent de bâtir pour faire de l’Europe le poumon du populisme à l’échelle mondiale. Bien qu’il ne soit pas encore en mesure de surmonter ses propres contradictions, le spectre populiste risque de hanter l’Europe pendant de nombreuses années.

Netanyahou, leader populiste ?

En jouant sans cesse sur la peur et le ressentiment des franges les plus conservatrices de l’électorat israélien, Netanyahou adopte un style politique clairement populiste. Ses attaques incessantes contre le pouvoir judiciaire et sa dénonciation systématique des élites (politiques, intellectuelles et judiciaires) hostiles au bon peuple qu’il prétend incarner le rangent clairement dans cette catégorie. Ainsi, Eva Illouz, sociologue franco-israélienne professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice d’études à l’EHESS à Paris, place le Premier ministre israélien dans la même catégorie que Donald Trump : « On retrouve chez eux la même vision de la démocratie et des relations internationales. Tous deux gouvernent en démagogues-populistes, prospèrent sur le ressentiment des laissés-pour-compte et promettent une nation forte et agressive. Tous deux accusent leurs adversaires d’être des traîtres à la nation, et n’ont aucun problème à inciter à la haine politique et raciale. En ce sens, Netanyahou comme Trump jouent de façon cynique sur la peur sécuritaire ou le sentiment de déclin des franges les plus conservatrices de l’électorat ». 

Pour d’autres observateurs avertis, Benjamin Netanyahou n’a pas encore franchi la ligne rouge qui ferait de lui un populiste à l’image de Trump. « Il se situe encore à la frontière entre le conservatisme et le populisme », nuance Denis Charbit, professeur de science politique à l’Open University d’Israël. « Netanyahou est un conservateur qui a tendance à glisser vers le populisme, notamment lorsqu’il s’attaque aux juges, aux Arabes et aux migrants. Mais sa tentation populiste est malgré tout tempérée par des codes politiques traditionnels auxquels il demeure encore attaché. S’il lui arrive d’être dur dans ses propos, il n’affiche jamais la vulgarité ni l’inculture d’un populiste comme Trump ».

Si les différents leaders populistes à travers le monde n’hésitent pas à afficher leur sympathie envers le Premier ministre israélien, il faut toutefois observer que ce dernier envisage ce soutien dans une perspective géostratégique lui permettant d’affaiblir ceux qu’il considère comme les adversaires d’Israël. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Netanyahou entretient d’excellentes relations avec Vladimir Poutine. Et ici, ce n’est pas le registre populiste qui les unit, mais bien une même lecture des relations internationales fondée exclusivement sur le rapport de force. C’est sûrement cela qui fait de Netanyahou un modèle pour les dirigeants populistes à travers le monde : un défenseur de la nation menacée et un chef n’hésitant pas à recourir à la force pour défendre son pays.

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