Ces deux mystères ont partie liée. Pour l’antisémitisme, il existe aussi de nombreuses bibliothèques, qui ne parviennent pas à dévoiler le fin fond de l’affaire. Pourquoi diable, se demande Brigitte Stora, « un seul peuple au monde, fort de quatorze millions d’âmes, continue d’occuper une place clairement privilégiée au hit-parade de la haine planétaire » ? Et cela fait deux mille ans que ce phénomène social, politique, métaphysique même, sévit ! De même qu’Albert Memmi avait jadis tracé le portrait du Juif ou du colonisé, l’auteure dresse ici celui de l’antisémite, portrait mental et culturel. (Sartre, on le sait, s’y était employé en 1945, avec ses Réflexions sur la question juive.) Le Juif prendrait trop de place et même toute la place. Économique, politique, médiatique, sans compter le showbiz, Hollywood, etc. Les nazis voyaient en eux à la fois les tenants et les agents de la ploutocratie et du bolchévisme. On connaît l’antienne : ils se tiennent les coudes, ils sont partout, ils complotent, ils conspirent. Ce dernier point est ici essentiel.
Cette accusation de complotisme figure non seulement dans Les Protocoles des Sages de Sion, ce trop fameux faux tsariste, mais aussi dans la Charte du Hamas, nous explique Brigitte Stora. Le succès durable de cet ouvrage russe, aujourd’hui offert au chaland dans de nombreux pays arabo-musulmans, nous dit tout sur ce fantasme séculaire. De même, insiste Brigitte Stora, la permanence du nom vilipendé de Rothschild pour incarner la spoliation généralisée dont les non-Juifs seraient victimes. Le court passage du président Emmanuel Macron à la banque Rothschild fit couler beaucoup d’encre, et pas du meilleur aloi.
Le Juif associé à la modernité
L’auteure passe en revue tous les lieux et moments où l’antisémitisme a surgi, le Moyen-Âge européen, l’Allemagne hitlérienne bien sûr, mais aussi le stalinisme et enfin l’islamisme, un fascisme qui « a fait des Juifs et de leur supposée domination le symbole même de leur haine de la démocratie et de la modernité ». De l’échec du monde arabe, échec dont Israël est le nom propre. Brigitte Stora n’omet pas dans son approche les fondements religieux du phénomène. « L’accusation de déicide, écrit-elle, est la matrice théologique du mythe de la conspiration juive. » Le christianisme tout entier s’est fondé « sur la dénonciation de sa propre origine et sur l’adoration de la mort d’un Juif ». C’est bien la très catholique Inquisition espagnole, et non les théoriciens nazis, qui a inventé la pureté de sang (limpieza de sangre).
Depuis la Shoah, nous fûmes les témoins de la nocivité croissante du négationnisme, souvent dans les rangs de l’ultra gauche. Mais il est un autre courant, nullement négationniste quant à lui qui, pour des raisons « morales » ou politiques, conteste l’usage que les Juifs font de la Shoah. Ce serait pour eux un « monopole », une « nouvelle religion », une ruse juive pour asseoir leurs privilèges, notamment par le truchement de l’État d’Israël. Leurs prétentions, là encore, sont abusives : ils prennent toute la mémoire des malheurs des peuples. On a pu lire ces thèses sous la plume de certains trotskystes ou encore sous celle du chercheur Tzvetan Todorov, ou Jean-Michel Chaumont. Et si, au total, le Juif et l’antisémite étaient plus proches qu’on ne le croit. Si la haine du Juif chez le second était aussi une haine de soi, cette part de soi, qui est l’altérité même, qui empêcherait qu’on colle trop à soi-même, et qui appellerait le recours salutaire à l’interprétation. Du texte biblique, du texte du rêve ou de la prose du monde.