Plus de trois mille personnes se sont réunies le 15 mai place de l’Albertine à Bruxelles pour exprimer leur solidarité aux Palestiniens dans des termes très islamiques et avec des appels à la haine d’Israël et des Juifs. Au-delà des « Palestine vaincra », et des très aimables « Israël casse-toi, la Palestine n’est pas à toi », de nombreux jeunes manifestants ont sans cesse hurlé « Allahu Akbar » « Khaybar ! Khaybar ! Ya Yahoud », en référence à la bataille au cours de laquelle Mahomet et ses armées ont décimé une localité juive en 628. Ces deux slogans peu pacifiques étaient d’ailleurs souvent repris en écho par d’autres manifestants.
Contrairement à ce qu’affirment l’Association belgo-palestinienne (ABP) et certains journalistes, ces slogans et ces cris n’étaient pas entonnés par un groupe marginal d’une dizaine de personnes. Ils étaient repris en écho par d’autres groupes au sein de ce rassemblement statique. Il suffisait de circuler entre la statue équestre d’Albert Ier, les marches de l’Albertine et la statue de la reine Elisabeth pour s’en rendre compte. Certains n’ont pas non plus hésité à banaliser la charge symbolique des cris « Allahu Akbar » en affirmant notamment qu’il ne s’agit que d’une « exclamation assez banale parmi les musulmans » (1) ! Donc, crier à tue-tête « Allahu Akbar » dans un rassemblement où les esprits sont plutôt échauffés n’aurait rien d’interpellant. C’est oublier que ce cri est scandé avec la même vigueur depuis des décennies dans toutes les manifestations islamistes à travers le monde, mais également lorsque les plus violents passent à l’acte en agressant sauvagement ceux qu’ils considèrent comme des ennemis à abattre. Ainsi, en défenestrant Sarah Halimi, son assassin a crié une dizaine de fois « Allahu Akbar ».
« Stop au génocide à Gaza »
Dans un communiqué qu’elle a publié pour clarifie sa position, l’ABP a effectivement rappelé qu’elle « condamne évidemment toute forme d’antisémitisme, non seulement parce que ça donne évidemment une image déplorable de la solidarité avec la Palestine, mais surtout parce que c’est quelque chose qui est absolument contradictoire avec les valeurs de notre mouvement ». Elle a raison, mais se trompe lorsque son porte-parole s’empresse de dénoncer l’utilisation des images de ces chants antisémites lors du rassemblement qui sont, selon lui, « un incident isolé de quelques dizaines de personnes tout au plus, pour discréditer l’ensemble du mouvement pour une paix juste et pour la solidarité avec les Palestiniens » (2). Les calicots dressés par les manifestants n’étaient guère plus pacifiques puisque les Israéliens et les « sionistes », accusés de commettre un génocide y étaient clairement nazifiés : « Stop génocide à Gaza », « Arrêtez de faire ce qu’Hitler vous a fait », « les nazis sont toujours là, ils sont appelés sionistes maintenant », ou encore, « ce n’est pas une guerre, c’est un génocide ». Bien que ces exemples flagrants d’antisémitisme soient clairement documentés, les dirigeants de ces mouvements de soutien à la Palestine ont encore du mal à reconnaître cette réalité et à la traiter. Pour éviter de se confronter à ce problème, ils préfèrent souvent botter en touche en tuant le messager porteur de la mauvaise nouvelle dépeint comme un affreux soutien à Israël. Le fait que ces incidents antisémites sont utilisés contre les mouvements pro-palestiniens ne signifie pas qu’ils n’existent pas.
La multiplication de ces incidents et leur généralisation traduisent aussi les mutations en cours au sein de la mouvance pro-palestinienne en Belgique comme dans d’autres pays européens. Les militants « historiques » de la cause palestinienne deviennent sous-représentés et n’exercent que peu d’influence sur ces jeunes manifestants majoritairement arabo-musulmans, totalement imprévisibles et non structurés. Les organisateurs de ces manifestations sont ainsi face à un dilemme. Ils doivent à la fois prendre la tête d’un mouvement où la colère anti-israélienne se mêle à des préjugés antisémites et à une rhétorique islamiste, et condamner toute forme d’antisémitisme. Mais bien souvent, les militants « historiques » ne voient pas non plus le moment où la critique d’Israël rejoint un discours antisémite. Eux-mêmes franchissent cette frontière en lançant des campagnes où les vieux mythes antisémites sont recyclés pour désigner Israël, les Israéliens et le sionisme comme l’incarnation du mal absolu (tueurs d’enfants, suceurs de sang, etc.).
L’esprit de Durban
Cette dérive n’est pas étrangère à l’esprit de Durban. Lors de la troisième conférence internationale organisée par les Nations unies contre le racisme, la discrimination, la xénophobie et l’intolérance, qui s’est tenue en Afrique du Sud à Durban en septembre 2001, les débats se sont focalisés sur Israël accusé de « racisme », de mener un « apartheid » et de commettre un « génocide ». Au nom de l’antiracisme et de la tolérance, les accusations et les injures antijuives y ont toutes convergé vers un appel à la destruction de l’État d’Israël, tout particulièrement au forum des ONG tenu parallèlement à la conférence des Nations unies. Depuis cet événement d’une rare violence, les mouvements de soutien à la Palestine ont adopté de plus en plus fréquemment ces interprétations. Les accusations communément avancées de « purification ethnique », de « génocide » et de « politique de supériorité raciale » envers les Palestiniens sont quelques exemples des comparaisons établies entre la politique israélienne et la politique et l’idéologie nazies. Alors que les représentations de Juifs et d’Israéliens affublés de croix gammées se généralisent dans les manifestations, de nombreux militants ont tenté d’étayer ces accusations en justifiant les prétendues similitudes et parentés idéologiques entre le nazisme et le sionisme. A tel point que ces interprétations du sionisme et de la politique israélienne assimilés à une réplique du nazisme se diffusent sans problème dans les manifestations pro-palestiniennes à Bruxelles et dans d’autres villes européennes. Paradoxalement, cette dérive coexiste avec une tendance sincèrement affirmée par les militants pro-palestiniens à ne pas nier la Shoah et à reconnaître son impact. Malheureusement l’interprétation d’Israël, du sionisme, et en fin de compte des Juifs, comme un équivalent historique du nazisme annihile complètement cet effort qui se transforme, consciemment ou inconsciemment, en une espèce d’alibi qui permet de légitimer des appels à la haine des Juifs concrétisés par des passages à l’acte.
Appel à la haine
Ce type de paradoxe n’épargne pas non plus de sincères antiracistes lorsqu’ils ne résistent pas à l’envie de donner des gages de radicalité dans leur engagement pro-palestinien. C’est évidemment le cas de la co-présidente d’Ecolo, Rajae Maouane. Quelques jours avant la manifestation du 15 mai, elle partageait sur Instagram la photo d’un lanceur de pierre palestinien entouré de soldats, avec pour musique de fond la chanson Wein Al Malayeen de la chanteuse libanaise sympathisante du Hezbollah, Julia Boutros. Cette chanson aux paroles haineuses pourrait difficilement apparaitre dans une anthologie de protest songs pacifistes des années 1960 : « Où sont les millions d’Arabes ? Où est le peuple arabe? Où est la colère
arabe ? (…) Allah est avec nous plus fort et grand que les enfants de Sion. Ils massacrent, tuent. Nous gagnerons. (…) Dans ma poitrine un entrepôt d’armes. Et je me demande où sont nos frères arabes ? ». Suite aux critiques dont elle a fait l’objet après la publication de cette image et de cette chanson, Rajae Maouane a réagi en se déclarant « profondément heurtée que l’on puisse me prêter des intentions antisémites alors que je n’ai eu de cesse, dans mon engagement politique et associatif, de rapprocher les deux communautés. Le respect, le dialogue et la valorisation des cultures sont au cœur de mon engagement politique ». Nous ne demandons qu’à la croire, mais n’ignorant rien du rapport conflictuel qu’une partie non négligeable de la jeunesse arabo-musulmane entretient avec la figure du Juif indépendamment du conflit israélo-palestinien, elle ne peut ignorer l’effet désastreux que cette publication peut provoquer. Et en tant que co-présidente d’un parti présent au gouvernement fédéral et dans les coalitions des entités fédérées elle ne peut se comporter comme une adolescente irresponsable publiant sur une page Instagram un véritable appel à la haine dont la tonalité imprimait étrangement les slogans de la manifestation du 15 mai.
Si tous ces militants pro-palestiniens s’étaient saisis de leur boussole antiraciste, ils auraient dû trouver dans ces cris, ces slogans et ces calicots d’une violence inouïe, de quoi nourrir leur indignation et leur réprobation. Il y a incontestablement une permanence de l’incitation à la haine d’Israël et des Juifs qu’il est difficile d’ignorer. Les Assises de lutte contre le racisme que le Parlement bruxellois a lancées doivent s’en saisir s’il souhaite que Bruxelles demeure une ville multiculturelle, tolérante et symbole de vivre-ensemble.
1- (« Y a-t-il eu des chants antisémites lors de la manifestation en soutien aux Palestiniens à Bruxelles ce samedi ?) », RTBF, le 17 mai 2021.
2- Ibid.