D’une déconstruction, l’autre

Michel Gheude
L’Europe du 19e siècle était convaincue d’être la civilisation la plus avancée. Après 14-18, après la Shoah et Hiroshima, l’Occident a sérieusement commencé à douter de lui-même.
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Son rationalisme avait été emporté par des passions irrationnelles. Son progressisme et son humanisme s’étaient révélés trompeurs. La pensée occidentale s’est attelée à la critique de l’Occident. L’ethnologie a contesté l’ethnocentrisme, la psychanalyse a révélé les divisions du sujet cartésien, la sociologie a éclairé les fractures inconscientes de la société, la sémiologie en a démonté les codes, tandis que la philosophie n’a cessé de revisiter son histoire pour tenter d’échapper à la métaphysique. Mais bien entendu, cette critique n’a pu se formuler qu’avec des mots et des concepts hérités de la pensée qu’elle critiquait. La critique de l’Occident par lui-même est restée occidentale. Dans le même temps, les intellectuels des pays décolonisés ont réalisé qu’eux aussi pensaient leur émancipation avec des concepts hérités de la colonisation occidentale. Ils ont tenté de désoccidentaliser leur pensée et de revitaliser la culture et les révoltes des populations dont la parole n’avait jamais été prise en compte. En 1982, Guha et Chatterjee lancent la revue Subaltern Studies en Inde. Ils seront rejoints par Gayatri Spivak qui a fait aux Etats-Unis un doctorat sous la direction du Belge Paul de Man et traduit en anglais La Grammatologie de Jacques Derrida. C’est elle qui introduit en Amérique le concept derridien de « déconstruction ».

Une méthode de lecture critique

Derrida a lui-même emprunté le concept à Heidegger. Il s’agit pour Derrida d’une relecture critique des textes de la tradition occidentale pour en questionner les fausses évidences, pour ne pas être dupe de concepts qu’on ne peut cependant se passer d’utiliser tant ils structurent nos cadres de pensée depuis des siècles. Exercice difficile, exigeant.

Aux Etats-Unis, la théorie de la déconstruction va nourrir les cultural studies, les subaltern studies, les gender studies, les postcolonial studies. La multiplication de ces pistes de recherche doit beaucoup aux travaux de Michel Foucault. Le léninisme avait reposé sur la théorie d’un capitalisme renversé par une classe ouvrière dirigée par un parti révolutionnaire. Ce modèle une fois abandonné, toutes les critiques anticapitalistes ont buté sur l’absence d’une classe sociale susceptible de fonder une nouvelle société. Mais des penseurs comme Foucault ont montré la multiplicité des oppressions. Les travailleurs ne sont pas seuls à subir la domination. Les prisonniers, les internés psychiatriques, les gays, les femmes, les Roms, les immigrés, non plus une classe de prolétaires mais une multitude de minorités, sont aussi assujettis par le discours des institutions. Foucault a montré comment ce sont ces discours qui construisent leur identité de fous, de femmes, d’étrangers… Utiliser Foucault, c’est se donner des armes pour démasquer ces discours et ces stratégies de catégorisation, de marginalisation et d’exclusion. Ces idées vont jouer un rôle déterminant pour la théorie du genre ou le concept de racisé.

Une nouvelle doxa

Au bout de quelques années, la déconstruction s’est étendue d’objet en objet. Tous les « savoirs-pouvoirs » ont été passés à son crible. Y compris ceux des militants défendant les opprimés au nom d’un universalisme désormais exclusivement pensé comme moyen de faire taire les minorités. La gauche classique s’en est trouvée prise à revers, empêtrée dans des débats identitaires étrangers à ses traditions. De sorte que des antiracistes de toujours se retrouvent bien malgré eux dans le camp des « mâles blancs cis-genres hétérosexuels, racistes et sexistes systémiques » tandis que des féministes sont traitées de racistes islamophobes parce qu’elles dénoncent le voile islamique. Le problème aujourd’hui, n’est pas la déconstruction comme ensemble riche et diversifié de réflexions universitaires en cours depuis quarante ans. Ni que des mouvements comme #metoo ou #blacklivesmatter y aient trouvé des ressources théoriques. Mais qu’au fur et à mesure que se sont succédé les générations d’étudiants, les hypothèses, discutables et discutées, de Judith Butler, de Gayatri Spivak ou d’Edward Saïd, se sont transformées en slogans et en anathèmes. La déconstruction n’est plus un discours de mise à distance de ses propres concepts, mais le mot d’ordre d’une méfiance généralisée à l’égard de tous les discours scientifiques, politiques ou corporate. Un concept comme l’appropriation culturelle, fondamental dans les études postcoloniales, s’est transformé en un stupide interdit qui a récemment permis d’empêcher une poétesse blanche de traduire en néerlandais une poétesse afro-américaine. Quand des étudiants exigent la démission d’un professeur pour ne pas les avoir prévenus qu’à la page 125 d’un classique incontournable de la littérature américaine, figure le mot nègre, quand la déconstruction, méthode de lecture minutieuse et érudite, devient synonyme de refus de lire, refus de débattre, refus de comprendre et de connaître, il est sans doute temps de déconstruire la déconstruction.

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