Ibuka et les défis de la mémoire

Véronique Lemberg
Ibuka-Mémoire et Justice, l’organisation rwandaise de mémoire et de soutien aux rescapés du génocide des Tutsi, a signé le 13 septembre dernier un accord de partenariat avec le Mémorial de la Shoah de Paris et l’EHSS afin d’assurer la conservation de ses archives pour les classer, les inventorier et les numériser. Un projet qui permettra de mieux transmettre la mémoire des victimes du génocide et de mieux accompagner les rescapés encore confrontés à de nombreuses difficultés.
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Aujourd’hui, les archives d’Ibuka ne sont accessibles ni aux chercheurs ni aux rescapés à cause de leur dispersion et des conditions extrêmement précaires dans lesquelles elles se trouvent. Le partenariat signé avec l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), le Mémorial de la Shoah vise à constituer ces archives éparses en un véritable fonds d’archive répertorié afin de perpétuer la mémoire des victimes. C’est dans le cadre de la création d’un centre de ressources sur les génocides au Mémorial de la Shoah que celui-ci a souhaité signer cette convention avec l’EHESS et Ibuka. Et surtout, ce projet repose sur l’absolu respect du patrimoine archivistique des survivants et sur des liens de confiance solides noués depuis des années entre ces trois institutions.

Ce partenariat permettra aux chercheurs d’avoir accès à un véritable fonds d’archives inventorié et numérisé et pérennisera la mémoire des victimes du génocide des Tutsi. Si Ibuka se réjouit de cet accord, elle n’ignore pas qu’elle a encore de nombreux défis à relever 27 ans après le génocide. Les problèmes ne manquent pas, notamment en ce qui concerne le soutien aux rescapés. Il y a tout d’abord des problèmes de santé mentale qu’il faut traiter en formant davantage de psychologues. « Selon une enquête du ministère de la Santé, plus de 35% des rescapés souffrent de traumatismes liés au génocide », déplore le président d’Ibuka, Egide Nkuranga. « Le problème est tout particulièrement délicat au Rwanda car nous sommes une société pudique où les gens extériorisent peu leurs émotions. Beaucoup de rescapés ont donc tendance à ne pas évoquer leurs problèmes. Ainsi, nous savons que nombreuses rescapées ne veulent pas aborder la question des viols et des violences sexuelles qu’elles ont dû subir. Au-delà des difficultés psychologiques, il y a donc des obstacles culturels qui rendent la libération de cette parole difficile ».

Victimes contraintes de vivre avec leurs bourreaux

La coexistence des victimes avec leurs bourreaux exacerbe aussi les traumatismes des rescapés et les empêche d’envisager sereinement leur avenir. Dans certains quartiers et surtout dans les villages de la campagne rwandaise, les victimes cohabitent, souvent contraintes et forcées, avec ceux qui ont exterminé toute leur famille. Et ce problème typiquement rwandais ne fait que s’accentuer avec la libération progressive et massive des génocidaires qui reviennent dans leur village. D’ici deux ans, presque 30.000 génocidaires seront libérés. « Nous connaissons tous les bourreaux qui ont exterminé nos familles. Tant qu’ils sont en prison, nous sommes rassurés », insiste Freddy Mutanguha, vice-président d’Ibuka et directeur D’Aegis Trust, l’organisation qui gère le mémorial des victimes du génocide de Kigali. « La perspective de leur libération suscite énormément d’angoisse chez les rescapés du génocide. Il ne s’agit pas de dire aux rescapés : “préparez-vous, les bourreaux arrivent !”. Il y a tout un travail en amont que nous devons réaliser avec des psychologues pour aider les rescapés à accepter cette situation atypique et surmonter leurs traumatismes. C’est compliqué parce que c’est un champ encore inexploré en raison de son caractère inédit ».

Cette particularité rwandaise inextricable pose de manière tragique les questions de la reconstruction et de la réconciliation appelée de tous ses vœux par la communauté internationale : est-il possible de se reconstruire et de se réconcilier avec l’Autre quand le passé du génocide vous rattrape invariablement ?

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