Jusqu’à 120 ans ! De l’hospice israélite à l’Heureux Séjour

Géraldine Kamps
L’ouvrage de Barbara Dickschen* et Thierry Rozenblum** édité par la Fondation de la Mémoire contemporaine constitue une somme de documents qui devrait ravir les passionnés d’histoire. Surtout qu’elle concerne une institution phare de la communauté juive de Belgique, plus qu’honorable vieille dame de 145 ans !
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Pour quelle raison ce livre voit-il le jour maintenant ?

Thierry Rozenblum En réalité, il s’agit d’une commande du conseil d’administration de l’Heureux Séjour qui, à l’occasion du 145e anniversaire de l’institution, souhaitait un livre hommage qui serait à la fois un livre d’histoire avec une rigueur scientifique et un livre grand public, au-delà de la seule communauté juive. Pour la réalisation et le choix du contenu, nous avons eu de la part de l’Heureux Séjour totale carte blanche.

Barbara Dickschen Rien n’avait été publié jusqu’à présent sur les maisons de retraite, il existe bien sûr des articles sur l’approche de la vieillesse, mais par sur des institutions en tant que telles. En France non plus, on ne trouve pas d’étude spécifique ni de publications concernant des maisons de repos similaires, comme à Paris, Metz ou même Rome. La communauté juive de Belgique est riche d’institutions, et celle-ci présente la spécificité, avec la Hevra Kadisha (société d’inhumation), d’être toujours là après 145 ans d’existence. C’est une tradition dans la communauté juive d’assister les aînés, et le fait que l’Heureux Séjour ait toujours bénéficié d’une certaine solidarité a sans conteste contribué à sa longévité.

En quoi l’histoire de l’Heureux Séjour se mêle-t-elle à l’histoire de la communauté juive de Belgique ?

Th.R. L’histoire de l’Heureux Séjour est faite d’hommes et de femmes qui le font fonctionner ou qui en sont les pensionnaires et qui illustrent toute la diversité d’une communauté aux identités multiples. Il faut savoir que cette institution est née d’un besoin au sein de la communauté et du désir des structures consistoriales d’aider les nécessiteux. Le projet de l’Heureux Séjour s’inscrit aussi au début de la philanthropie, ce qui a rendu notre projet passionnant. Cela a été très intéressant d’observer le monde juif de l’intérieur de cette maison, de regarder comment évolue la communauté sur 145 ans, dans des périodes de bouleversement notamment, la guerre, mais aussi les vagues migratoires, et de voir à chaque fois comme l’institution a dû s’adapter, se réajuster, pour survivre. Cette histoire-là, personne ne la connait. Nous sommes d’ailleurs, nous aussi, allés de découvertes en découvertes.

B.D. On voit à travers l’histoire de la maison ce qui se passe dans la communauté, en assistant par exemple à cette dynamique exceptionnelle dans l’immédiat après-guerre jusqu’aux années 80. Tout est à refaire, à reconstruire, et la maison s’inscrit dans ce projet de s’occuper des enfants, des gens âgés, des déplacés, des immigrés et bien sûr des déportés.

Certaines grandes figures émergent de cette histoire, sans lesquelles l’Heureux Séjour n’aurait probablement pas pu se maintenir ?

B.D. Oui, plusieurs personnalités marquantes sont indissociables de l’histoire de l’institution. Elles vont tenir un œil sur elle et assurer sa survie à certains moments, comme Franz Philippson, le Grand rabbin Elie-Aristide Astruc ou Léon Maiersdorf. Une série de femmes aussi ont joué un rôle de premier plan, mais il n’existe malheureusement ni photos ni notices à leur sujet. Elles sont trop présentes dans les œuvres de bienfaisance pour s’imposer dans l’espace public et les structures communautaires. Elles vivent souvent à travers leur mari, veuves ou épouses de personnalités consistoriales. Le manque évident de traces en fait « les oubliées » de l’histoire.

Th.R. S’il ne fallait en citer qu’une seule personne, je citerais Léon Maiersdorf, diamantaire lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale et qui sera véritablement l’homme
providentiel, au bon endroit, au bon moment. Figure incontournable de la communauté après la guerre, il constituera pour l’institution un vrai moteur et sa perte sera pour tous tragique. Du côté des femmes, on retiendra notamment Alice Kahn Nordmann, qui est devenue la directrice de l’Heureux Séjour au décès de son mari Edmond Nordmann qui en était le directeur dans les années 30 et résident, comme la plupart des directeurs de l’époque. Alice Kahn n’a aucune expérience et va pourtant tenir la maison pendant les années les plus terribles et jusqu’à la Libération, mais elle demeure presque anonyme. Le cas se représente avec Julie Stern-Cassel qui sera la première présidente, et ce pendant plus de deux décennies, mais qui, elle aussi, reste plus connue pour son mari…

Quelle est l’originalité de votre ouvrage ?

Th.R. Certains documents ont été très difficiles à trouver, comme ce feuillet « Allo ! » de celle qui s’appelle alors « Maison de retraite pour vieillards », qui date des années 50 et est le seul à montrer des photos de l’intérieur de l’Heureux Séjour à cette époque, le plan de la façade du nouveau bâtiment de 1899 et la photo de la maison de la rue de la Glacière en 1901 qui permet de voir comment le quartier a évolué, ou encore la photo de Golda Meir dans le salon de Léon Maiersdorf ! L’originalité, ce sont bien sûr aussi ceux qui ont fait la maison de l’intérieur, auxquels nous avons consacré des notices. La photo de couverture, qui nous vient des archives du Palais royal, illustre la visite de la Reine Fabiola en 1961. Certaines des infirmières qui lui font la haie d’honneur sont aujourd’hui encore des pensionnaires !

B.D. Les trajectoires individuelles et les portraits des pensionnaires permettent de voir comment des personnes ordinaires bousculées par les événements ont pu avoir un destin extraordinaire. Il est intéressant de voir aussi à quel point cette maison était familiale, avec plusieurs générations parfois d’une même famille qui y sont passées et qui y passent encore.

Quelles ont été vos sources, quelles archives avez-vous pu consulter ?

Th.R. La première chose a été de vérifier les archives de la maison elle-même, mais nous nous sommes vite aperçus qu’il n’y avait plus rien, sans doute en raison des déménagements successifs, des rénovations, des grands travaux. Pour la plupart des gens, l’histoire de l’Heureux Séjour démarre dans les années 60, lorsqu’il prend ce nom après s’être appelé Hospice israélite, il a donc fallu tout ouvrir et retrouver notamment les P.V. des différents comités directeurs pour en savoir plus. Les archives consistoriales nous ont beaucoup aidés, pour la période couvrant la fin du 19e siècle jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Les archives privées ont également été précieuses. Nous avons aussi consulté les archives générales du Royaume, de la police des étrangers, du service des victimes de guerre, du tribunal du commerce, ainsi que les archives communales. Ce livre représente trois années de travail.

B.D. Tout ce qui a trait à la période 40-45 a malheureusement disparu, le plus souvent par les institutions juives elles-mêmes. Cette absence d’archives ou leur très mauvais état de conservation quand elles existent est tout à fait paradoxal pour une communauté aussi exigeante quant au devoir de mémoire. Le discours ne correspond pas à la réalité. Il y a une vraie urgence à protéger et à traiter tout ce qui existe. Il est grand temps que les responsables communautaires prennent conscience que les archives sont essentielles si l’on veut soutenir des travaux de recherche efficaces.

* Barbara Dickschen est chercheuse à la Fondation de la Mémoire contemporaine, auteure de L’école en sursis. La scolarisation des enfants juifs pendant la guerre, 2006.

** Thierry Rozenblum est chercheur libre, attaché à La Mémoire de Dannes-Camiers, auteur d’Une cité si ardente… Les Juifs de Liège sous l’Occupation (1940-1944), 2010.

Barbara Dickschen et Thierry Rozenblum, Jusqu’à 120 ans, De l’Hospice israélite à l’Heureux Séjour. Une institution juive à Bruxelles de 1875 à nos jours, Fondation de la Mémoire contemporaine. Disponible à la Fondation et chez Filigranes.

 

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