Le Juif suspect et déloyal

Nicolas Zomersztajn
« Je ne pourrai jamais assez manger pour vomir autant que je le souhaite » (« Ich kann gar nicht so viel fressen, wie ich kotzen möchte »). C’est ainsi qu’en 1933 un vieux peintre juif allemand, Max Lieberman, exprimait le dégoût que lui inspiraient les défilés nazis devant sa maison berlinoise du Pariser Platz. Grand patriote allemand, il ne supportait pas non plus que sa peinture soit associée à sa judéité.
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Si Max Liebermann était encore parmi nous, l’émission De Afspraak du 17 mai dernier sur VRT lui aurait inspiré les mêmes propos qu’en 1933. Durant cette émission, la journaliste Phara de Aguirre dénonce la politique belge qu’elle juge trop favorable
à Israël en raison des origines juives de la ministre des Affaires étrangères. « Sophie Wilmès a une mère juive. Elle est elle-même juive ! », assène-t-elle. Et lorsqu’un journaliste francophone présent sur le plateau, apparemment mal à l’aise, lui fait remarquer que cette origine juive est lointaine (des grands-parents maternels convertis au catholicisme) et que Sophie Wilmès a été élevée dans le catholicisme, Phara de Aguirre revient à la charge en lâchant que « cela joue un rôle » dans ses activités politiques car « elle est ministre des Affaires étrangères ».

En moins d’une minute, les téléspectateurs ont eu droit à un concentré d’antisémitisme le plus abject. D’abord, cette manière terriblement grossière d’insister sur les origines d’une personne dont les ancêtres ont volontairement choisi de s’éloigner définitivement. Ensuite cet amalgame Juif = Israélien selon lequel tous les Juifs de Belgique seraient des agents d’Israël en puissance. Et enfin par voie de conséquence, l’insinuation qu’un Juif est nécessairement déloyal envers son pays, car son cœur et ses intérêts penchent plus facilement vers Israël que vers la Belgique. C’est en tout cas ce que veut dire Phara de Aguirre lorsqu’elle s’efforce de démontrer que les choix politiques du gouvernement belge sont en réalité définis par les origines juives de la mère de la ministre des Affaires étrangères.

Cet incident antisémite reproduit de manière troublante l’agression verbale de Jean-Marie Le Pen lorsqu’il apostrophait en décembre 1989 Lionel Stoléru, alors secrétaire d’Etat chargé du plan du gouvernement Rocard, en lui demandant s’il « était exact qu’il a la double nationalité » sous le prétexte non formulé mais insinué qu’il est juif. Plus de trente ans après que Jean-Marie Le Pen agitait l’épouvantail antisémite de la double allégeance des Juifs, rien n’a changé si ce n’est un détail essentiel. En 1989, le président du Front national donnait libre cours à son antisémitisme avec la complicité honteuse du journaliste présentateur du JT qui avait cru bon de formuler les sous-entendus en demandant à Lionel Stoléru s’il était juif. Sur le plateau de l’émission De Afspraak, c’est pire : aucun dirigeant d’extrême droite n’est présent pour proférer des insinuations venimeuses et Phara de Aguirre ne doit donc pas « traduire » son langage codé. Elle exprime seule et très clairement sa conviction qu’un Belge aux origines juives lointaines reste d’abord et avant tout un Juif avant d’être un Belge.

En lançant ces accusations terribles, Phara de Aguirre a commis une faute grave. Elle ne peut ignorer la caution qu’elle fournit, par le prestige et l’influence que lui confère sa fonction médiatique, aux antisémites les plus délirants. Tout cela n’empêchera pas les Juifs de rester des citoyens loyaux envers leur pays. L’exemple leur a été donné dès le Ier siècle de notre ère par le grand philosophe juif hellénisé Philon d’Alexandrie lorsqu’il expliquait comment il chérissait cette ville tout en vibrant pour Jérusalem. Sa recette n’a rien de secret : « Les Juifs considèrent Jérusalem comme la cité mère… et les pays où leur père et les pères de leur père les ont engendrés comme leur pays père ». Deux millénaires plus tard, les Juifs de diaspora n’ont pas dérogé à ce principe.

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