Le moment Napoléon

Nicolas Zomersztajn
Le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte suscite le malaise auprès de certaines personnes qui s’interrogent sur sa commémoration en ce début du mois de mai. Ce malaise tient à l’ambivalence de l’héritage politique de Napoléon Bonaparte. S’il a doté la France et d’autres pays (dont la Belgique) de leurs institutions juridiques et administratives les plus solides, il a aussi brisé l’élan humaniste de la Révolution française en rétablissant l’esclavage qu’elle avait aboli en 1794.
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Cet acte est moralement condamnable. Même si de nombreux historiens ont documenté ses motivations en les replaçant dans le contexte politique, culturel et géopolitique de l’époque, rien ne le justifie, d’autant plus que Napoléon s’est engagé plusieurs fois à ne pas remettre en cause cette abolition. La seule manière de dissiper ce malaise passe précisément par la commémoration. Construit à partir de cum (avec) memorare (se souvenir), le terme commémoration implique que l’on se souvienne ensemble. Loin de glorifier Napoléon, la commémoration du bicentenaire de sa mort nous oblige à aborder ce personnage hors norme dans toute sa complexité. Il nous appartient de nous souvenir à la fois du père du Code civil toujours en vigueur aujourd’hui et du despote, certes éclairé, qui rétablit l’esclavage pour mieux rivaliser avec l’Angleterre et l’Espagne.

Cet exercice mémoriel ne peut se faire qu’à condition de ne pas céder à la facilité du donneur de leçons transposant ses propres catégories de pensée et de langage dans des sociétés où elles n’ont pas de signification ou du moins pas la même. Lorsque Marc Bloch mettait en garde les historiens contre l’anachronisme « entre tous les péchés, au regard d’une science du temps, le plus impardonnable », cet historien français cofondateur des Annales aimait citer le proverbe arabe « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs parents ». En nous gardant de tout anachronisme, nous évitons surtout les surenchères démagogiques. Notamment celles qui consistent à faire de Napoléon un tyran ayant mis l’Europe à feu et à sang, un criminel contre l’humanité annonçant Hitler et préfigurant 140 ans plus tôt l’extermination industrielle des Juifs. Le Premier Empire serait donc une sorte de Troisième Reich avant la lettre. Cette comparaison que certains font encore aujourd’hui est une insulte à l’intelligence et aux victimes du nazisme, car il n’y a rien de commun entre l’œuvre de Napoléon Bonaparte et la folie destructrice d’Adolf Hitler.

Certes, Napoléon et Hitler sont les seuls à avoir dominé l’Europe des côtes de l’Atlantique aux steppes de Russie. Pour le reste, ils n’ont absolument rien en commun. Lorsqu’elle domine l’Europe, la France napoléonienne émancipe les Juifs en faisant d’eux des citoyens à part entière alors que l’Allemagne hitlérienne les déshumanise pour les exterminer jusqu’au dernier. C’est ce qui peut expliquer pourquoi tant de Juifs peuvent encore aujourd’hui évoquer Napoléon, non sans une certaine émotion. Pas seulement parce qu’il a doté les Juifs d’institutions stables et encore en fonction aujourd’hui (Consistoire) mais parce que loin de les exclure, il a voulu les intégrer le plus rapidement possible à la société. Même en Israël, là où les Juifs ont choisi une voix différente de celle que Napoléon leur a imposée dans son empire, il existe même une société d’études napoléonienne où des férus d’histoire se passionnent pour lui.

Il n’y a pas que les Juifs qui ont été emportés par l’aspiration émancipatrice et l’élan libérateur de Napoléon. Avec ses conquêtes, des nations sont nées et des millions d’hommes sont devenus, à terme, citoyens. Du Troisième Reich et d’Hitler, il ne reste rien. Son délire raciste et antisémite a été englouti par sa défaite là où l’œuvre de Napoléon, aussi imparfaite fût-elle, demeure un point d’ancrage majeur de la vie politique, sociale et culturelle de l’Europe.

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