Le «petit juif» et l’imprégnation de l’antisémitisme dans les langues européennes

Laurent-David Samama
Quelque part à Paris, une dame tout ce qu’il y a de plus classique prend le bus. Alors qu’elle s’installe, la passagère se cogne malencontreusement le coude contre le rebord de la fenêtre et s’exclame : « Ah, un petit Juif, ça fait mal ! ». Si, comme l’écrit le philosophe allemand Friedrich Hegel « C’est dans les mots que nous pensons », alors il y a de quoi s’inquiéter de l’emploi de cette expression associant le juif à la douleur…
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On trouve ici ou là, dans des livres ou sur Internet, des explications « rationnelles » à l’emploi de cette locution. L’expression remonterait ainsi au temps où les populations juives restaient cantonnées à l’exercice de certains métiers, parmi lesquels l’usure et le petit commerce. Parmi ces derniers, les tailleurs avaient coutume de mesurer les longueurs de tissu avec leurs avant-bras, soit, en d’autres termes, « mesurer à l’aune ». La technique demandant une habileté toute particulière, il n’était pas rare de voir les commerçants se cogner le coude au cours de la manipulation. La population juive étant largement représentée parmi la profession de tailleur, on associa rapidement la gène physique éprouvée à « l’Israélite », en oubliant bien vite le pourquoi de l’expression et jusqu’au nom scientifique de la zone concernée, le nerf ulnaire. Voilà pour la petite histoire. Mais que penser objectivement de l’association opérée ici entre le Juif et la douleur, une douleur totalement inattendue qui frappe son sujet lorsqu’il s’y attend le moins ? Il y a indéniablement une part de malaise.

Oui, la langue française doit encore produire quelques efforts pour bouter hors de son vocabulaire des expressions véhiculant des stéréotypes racistes, offensants et tout simplement idiots. Pour autant, les francophones ne sont pas les seuls à incriminer. Un bref tour d’Europe de ces expressions que l’on croyait à tort inusitées permet ainsi de mesurer le degré d’imprégnation des clichés antisémites dans la culture européenne.

Dans une enquête, Adriano Farano, journaliste au webzine café Babel, nous apprend par exemple que des dizaines d’équivalents à l’expression française « manger en Juif » (signifiant manger seul, ne daigner partager) existent. Les Hongrois disent ainsi « ne lézy zsido » (ne fais pas ton Juif), alors qu’en italien, on dira « qué rabbino ! » (quel rabbin !) pour exprimer la même idée. Dans le même ordre d’idée, les Hollandais utilisent le mot « jodenfooi » pour dénommer un pourboire ridicule.

A l’heure de l’antiracisme érigé en pensée mainstream -Alain Finkielkraut dit qu’il serait même devenu le communisme du 21esiècle-, le constat est difficile et l’on s’étonnera d’autant plus de la survie (d’aucuns parlent de seconde jeunesse) de ces abus de langages.

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