Quand le Pape François rend visite à une rescapée d’Auschwitz

Laurent-David Samama
Aussi symbolique que politique, la visite du pape François au domicile d’Edith Bruck raconte la volonté du Vatican de se confronter aux ombres du passé.
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C’est l’histoire d’une visite inattendue qui a bouleversé l’Italie. Un geste qui trouve son origine dans un entretien accordé, fin janvier, par l’Osservatore Romano, le média du Vatican, à Edith Bruck, rescapée de la Shoah. Dans la longueur, la journaliste Francesca Romana de Angelis y interroge la survivante d’Auschwitz qui devint, dans l’après-guerre, une réalisatrice réputée, travaillant notamment pour la RAI. De réminiscences en souvenirs, Bruck se confie au fil des lignes avec une force rare et une foi inébranlable en l’humanité. Tout, dans son parcours, hurle l’envie de vivre, comme s’il fallait témoigner d’une victoire sur la folie des hommes et sur la mort. D’ailleurs, en infatigable passeuse, Edith Bruck publie, ces jours-ci un nouveau livre, Il pane perduto (éd. La Nave di Teseo) dans lequel elle adresse une lettre à Dieu qui commence par ces mots : « Je T’écris, Toi qui ne liras jamais mes gribouillis, qui ne répondras jamais à mes questions, aux pensées d’une vie ». L’idée d’un Eternel absent, vraisemblablement aveugle et muet et de souffrances que l’on affronte, seule… Dans l’interview, Bruck, raconte Auschwitz, Dachau, Bergen-Belsen. « Trois noms dont la seule évocation coupe le souffle », écrit Francesca Romana de Angelis. Ce sont deux inconnus, dont elle a justement recueilli les dernières paroles à Bergen–Belsen, qui lui ont demandé de témoigner: « Raconte, on ne te croira pas, mais si tu survis, raconte, fais-le pour nous aussi ». Depuis, Edith Bruck a consacré sa vie au témoignage.

Témoigner du « mal absolu »

Edith a tenu sa promesse. A la journaliste qui lui fait face, elle commence par raconter son enfance à Tiszabercel, en Hongrie. Ses cinq frères et sœurs. La beauté de sa mère et la pauvreté de son foyer. « Nous habitions dans deux pièces avec un toit de paille. Je me souviens du bruit d’une goutte qui tombait et de ma mère qui recueillait la pluie en mettant des seaux par terre. Mais je me souviens aussi de la joie que me procuraient un bonbon, les rubans rouges qui retenaient mes tresses, la première vraie poupée que je reçus en don de ma sœur Mirjam. Jusqu’alors, mes poupées étaient improvisées en utilisant du maïs ou de l’argile. Et je me souviens quand, après la mort de ma grand-mère, nous avons trouvé un petit trésor dans la poche de sa robe de chambre. Quelques billets de banque, deux alliances, et une chaînette en or avec l’étoile de David. Ce petit héritage que ma grand-mère avait défendu avec ténacité du besoin signifia pour nous une nouvelle maison, minuscule mais avec un toit de tuiles rouges et un beau saule pleureur que l’on voyait de la fenêtre ». Vient ensuite le temps des brimades. Des humiliations. Et de cette « grande ombre qui continua inexorablement à s’étendre jusqu’à ce que les ténèbres les plus complètes descendirent et l’horreur insensée de la déportation commença ». Sans faiblir, Bruck poursuit. Elle raconte « le camp, la cruauté systématique, le mal absolu ». Et son arrivée à Auschwitz. « Dès notre descente du train, les Allemands nous triaient en nous envoyant d’un côté et de l’autre. A ce moment, nous ne savions pas à quoi correspondait cette séparation, mais nous l’avons vite appris: à droite, on était envoyé aux travaux forcés, c’est-à-dire à l’anéantissement par la faim, le froid et la fatigue, et à gauche aux chambres à gaz. On indiqua la droite à ma sœur Judit, et la gauche à ma mère et moi. Un Allemand nous arrêta ensuite en m’ordonnant d’aller à droite. Je me serrai contre ma mère en hurlant non, non. Pour toute réponse, le soldat la frappa avec la crosse du fusil en me répétant « à droite, à droite ». Il nous conduisit au baraquement 11. Une étiquette en carton autour de mon cou portait le numéro 11152, qui, à partir de ce moment-là, allait remplacer mon nom. Une fois mes cheveux rasés et mes belles tresses, dont ma mère s’occupait avec tant d’amour, disparues, on nous fit enfiler une chemise grise et rugueuse et des sabots aux pieds. Je n’arrêtais pas de pleurer en appelant ma mère. Un matin, Alice, une kapo, une juive polonaise qui était surveillante pour les Allemands, me conduisit à l’entrée du baraquement et me dit: Tu vois cette fumée? De ta mère, ils ont fait du savon ».

Le pape ne reçoit pas, il se déplace

L’interview d’Edith Bruck suscitera l’émotion jusqu’au plus haut sommet du Vatican. « Le Pape la lit et est frappé », confie le directeur de l’Osservatore Romano, Andrea Monda. « Il me fait savoir qu’il veut rencontrer cette personne. Je me mets à l’œuvre et j’organise la visite au Vatican d’Edith Bruck, j’en informe ensuite le Pape qui m’appelle et me dit: Vous n’avez pas compris, ce n’est pas vous deux qui devez venir, c’est moi qui irai rendre visite à Madame Bruck chez elle, si c’est possible ». Le 20 février, soit un mois après la publication de l’interview, le pape François se rend donc chez Bruck, dans le centre de Rome. Un geste rare, puissant, de la part d’un souverain pontife qui reçoit d’ordinaire beaucoup plus qu’il ne se déplace. C’est ce que nous explique Bénédicte Lutaud, journaliste au Figaro et auteure de Femmes de papes (éd. du Cerf). « Avec le pape François, tout est question de symbole. Depuis le début de son pontificat, il a cette double volonté d’outrepasser le protocole et d’aller à la rencontre des gens. François veut instaurer une rencontre avec les fidèles catholiques mais pas seulement. Une rencontre avec l’Autre, également. Cela lui permet de casser l’image d’un pape enfermé au Vatican, dans sa citadelle d’or. Ainsi François sort plus que ses prédécesseurs. Il va dans la cité et aux périphéries. Pas seulement géographiques, mais aussi existentielles ».

Le Vatican rapporte qu’au cours de leur entretien, le pape et Mme Bruck ont évoqué « ces moments de lumière qui ont illuminé l’expérience infernale des camps et les craintes et espoirs marquant notre époque ». Au-delà du symbole, la visite papale est également éminemment politique. Celle-ci intervient en effet comme une volonté de remettre en lumière le destin des rescapés de la Shoah à l’heure de la résurgence de l’antisémitisme sur le sol européen. Sans tarder, le Congrès juif mondial a d’ailleurs salué le geste papal en mettant l’accent sur son « intégrité morale » et son « sens de l’Histoire ».

Ouverture des archives et guerre des mémoires

Il y a peut-être une volonté cachée derrière cette visite événement. Comme une façon, pour Jorge Mario Bergoglio, de se démarquer du silence et de l’attentisme de son pré-décesseur Pie XII, à l’heure où le Saint-Siège ouvre ses archives relatives à la Seconde Guerre mondiale. Il est désormais attesté, comme l’écrivait notre rédacteur en chef Nicolas Zomersztajn dans son éditorial du 5 mai 2020 (Regards N°1063), que « le pape savait et avait fait le choix de demeurer silencieux face à l’extermination des Juifs d‘Europe. Et lorsque les Juifs de Rome sont raflés le 16 octobre 1943 « sous les fenêtres du pape », pour être déportés à Auschwitz, il se tait alors qu’il sait depuis 1942 qu’ils sont voués à l‘extermination. Il se taira aussi lorsque les Juifs de Hongrie sont déportés en masse entre avril et juillet 1944. Si Pie XII s’est efforcé de protéger les intérêts de l‘Eglise, ses choix en tant qu’autorité spirituelle et morale sont éminemment condamnables ». De tout cela, le Pape François semble avoir une conscience aiguë. Il se pourrait donc qu’il a rencontré une rescapée d’Auschwitz-Birkenau pour faire valoir une autre ligne, comme une main tendue à la communauté juive. Comme une volonté expresse de dire que toute l’Eglise ne s’aligne pas sur la ligne du Vatican de l’époque. « Après sa visite à Edith Bruck, le Pape François a demandé pardon à Dieu pour ce qu’il s’était passé au cours de la Shoah, comme il l’avait déjà fait à Yad Vashem. On sait que la thématique de l’attentisme du Vatican durant la Seconde Guerre mondiale est un sujet qui divise. Aujourd’hui, deux courants s’affrontent parmi les historiens : ceux qui cherchent à blanchir à tout prix Pie XII et ceux qui estiment, au contraire, qu’il est un salaud qui savait mais n’a pas voulu agir. Pie XII n’a, en effet, jamais condamné publiquement la Shoah. Le contexte de l’époque, s’il n’excuse rien, peut permettre quelques explications : le Vatican était alors une puissance diplomatique mineure, bien moins influente qu’aujourd’hui. On a également dit que Pie XII n’aurait pas voulu condamner publiquement les exactions nazies pour pouvoir épargner des religieux et des couvents où l’on a pu cacher des juifs. Epineuse question… » Et l’auteure de Femmes de papes, de conclure : « Dans ce contexte, il est vrai que la visite du Pape François peut relever de la volonté de clarification ».

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