Saisir la complexité des Juifs d’Algérie

Laurent-David Samama
Journaliste chargée de la politique au magazine La Vie, Olivia Elkaim publie Le tailleur de Relizane (éd. Stock), son sixième roman. L’occasion d’une plongée romanesque dans la mémoire juive algérienne longtemps oubliée de sa famille. Un livre comme une fresque qui interroge sur l’exil et les identités plurielles.
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Œuvre après œuvre, on mesure à quel point la mémoire algérienne continue d’être douloureusement et difficilement transmise. Dans votre cas, il y eut, longtemps, la volonté de tout laisser enfoui…

Olivia Elkaim J’ai refoulé mon origine algérienne pendant les dix ans qu’a duré mon mariage. J’avais épousé un « blanc-bec », soit l’exact opposé d’un « pied-noir » ! Je m’étais acharnée à gommer l’Algérie de mon nom, demandant au procureur de la République de Bobigny qu’à l’état civil soit inscrit « Elkaim » et non plus « El Kaïm » ou « El Khaïm » comme cela figurait sur certains documents administratifs. Je voulais désespérément « faire française ». Sans doute voulais-je alors réaliser le rêve fou de ma grand-mère Viviane, petite couturière de condition très modeste, qui depuis Relizane, rêvait de la France, du pays des Droits de l’Homme, de Paris et de sa mode. En arrivant en « métropole » en 1962, elle a contraint mon grand-père Marcel à abandonner la langue arabe qu’il parlait couramment depuis son enfance. Cette histoire a ressurgi avec l’épreuve du divorce. « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas non plus où il ira » 
est un proverbe algérien qui m’a poussée à chercher du côté de mes origines et à questionner mon père. Il m’a apporté une valise pleine de photos, de documents très précieux, qui m’ont aidée à bâtir mon roman. Dans ces pages, tout est follement romanesque et tout est vrai.

Au carrefour de toutes les influences et de tous les récits, on retrouve la mémoire juive algérienne. Comment définiriez-vous cette identité si particulière ?

O.E. C’est difficile de définir l’identité, de manière générale. Je rappelle dans mon roman à quel point la création d’un « ministère de l’identité nationale », en France, en 2007, m’a plongée dans l’effroi. Etre juif d’Algérie, c’est être héritier de traditions ancestrales, cultuelles et culturelles, ce sont des chants, des plats, des youyous dans les mariages. Mais au-delà de ce folklore, il y a aussi la nostalgie d’une terre perdue, la souffrance des exilés qui se transmet de génération en génération. Ce qui est spécifique aux juifs d’Algérie, c’est un flottement sur l’identité, qui crée des failles terribles. Ils ne sont français que depuis 1871 par la grâce du décret Crémieux ; ils sont destitués de leurs droits, de leur citoyenneté, sous Pétain ; ils quittent en catastrophe leur terre natale en 1962 pour aller vers un pays, la France, où rien ne les attend. Ils sont des Français d’une autre zone, marqués par une guerre qui jusqu’à la fin des années 90, n’a pas dit son nom.

Pourquoi avoir choisi le roman pour raconter cette histoire-là ? Avez-vous le sentiment que la littérature permet d’en dire plus, d’aller plus loin que ne l’aurait fait un essai ?

O.E. La question de l’essai ne s’est jamais posée pour moi. C’est par le roman que je parviens à exprimer des émotions, à ressusciter ce passé familial et collectif. Je voulais raconter l’histoire hautement romanesque de Marcel, mon grand-père, pris dans les rets de la grande Histoire, avec sa femme Viviane et leurs deux enfants, mon père et mon oncle. Je pense que par le roman, on parvient à une forme de vérité, celle du quotidien, des sentiments, des petites choses qui résument une vie. J’ai ainsi fait revivre mes grands-parents. Bien qu’ils soient morts depuis 2010, je les avais en permanence à côté de moi pendant l’écriture. C’était doux, joyeux, plein d’amour. Raconter leur histoire m’a permis de pouvoir enfin affirmer que, oui, je suis d’origine algérienne.

En bref

Relizane, pendant la guerre d’Algérie. Lorsqu’en pleine nuit, on frappe à la porte, Marcel, le grand-père d’Olivia Elkaim, craint pour sa vie et celles de sa femme et de leurs deux enfants. On lui enfile une cagoule sur la tête,

il est jeté dans un camion et emmené en plein désert.

Va-t-il être condamné à mort ou gracié ? Il revient sain et sauf à Relizane trois jours plus tard, et ses proches se demandent quel est le secret de ce sauf-conduit. A quoi a-t-il collaboré ? Quels gages a-t-il donné et à qui ? Viviane, son épouse, ses frères, sa mère, ses voisins : tous questionnent le tailleur juif. Mais ce dernier garde le silence. Débute alors un roman sensible et haletant sur les rêves évanouis de l’Algérie française, l’inextinguible volonté d’indépendance du FLN et la trajectoire d’une famille juive, prise entre les feux contraires de la grande Histoire. Puissant !

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