Sur l’autoroute urbaine Ayalon, à Tel-Aviv, d’immenses pancartes proclament : « Congratulations Trump ! Make Israel great again ! » Le narcissique absolu, l’homme-enfant éternellement coincé au stade anal de son développement psychique, amoral plutôt qu’immoral, car incapable de distinguer entre le bien et le mal, le vrai et le faux, le locuteur hyperbolique, incohérent et ignare, me regarde passer du haut de son affiche, l’air buté et goguenard. J’ignore qui a payé pour cette gracieuseté ; sans doute le Comité républicain d’Israël, le même qui, avant l’élection, avait organisé des prières publiques pour la victoire de l’homme à la chevelure jaune et la figure orange. Quoi qu’il en soit, pour une grosse majorité de mes compatriotes, que ces prières aient été exaucées constitue une excellente nouvelle. En effet, Trump est plus populaire en Israël que dans son pays, et bien plus qu’au sein de la communauté juive de son pays. Il est en fait plus populaire en Israël que presque partout ailleurs sur la planète. Étrange phénomène. Par quelle mystérieuse alchimie de l’esprit un Joe Biden, sioniste autoproclamé qui a tenu ce pays à bout de bras tout au long de la guerre du 7 octobre, passe aux yeux de la plupart des Israéliens pour « mauvais pour Israël », et Trump pour « bon pour Israël » ? Comment un homme entouré d’antisémites et de négationnistes notoires, et qui n’hésite pas lui-même à user de clichés antisémites ; qui détruit l’ordre démocratique américain à l’intérieur et l’ordre libéral américain à l’extérieur ; qui se soucie comme d’une guigne de l’OTAN, admire les dictateurs ennemis des États-Unis et méprise ses alliés démocrates, et j’en passe – comment un tel homme serait-il « bon pour Israël » ?
J’imagine que son premier passage aux affaires, de 2016 à 2020, a laissé dans l’opinion israélienne de grands souvenirs, qui, à lui, n’ont pas coûté grand-chose : la reconnaissance unilatérale de la souveraineté d’Israël sur le Golan, le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, les accords dits d’Abraham de normalisation avec plusieurs pays arabes, et la promesse de normalisation avec l’Arabie saoudite, sans rien exiger en contrepartie sur le front palestinien. Beaucoup d’Israéliens, et pas nécessairement de droite, ont été contents de tout cela, et en redemandent. Et il y a la guerre. Pour le gouvernement Netanyahou et ses organes de propagande, la moindre critique de ses finalités et de la manière dont elle est conduite s’apparente à de l’hostilité, sinon à de l’antisémitisme. Mais le virage à gauche d’une partie du parti démocrate et, surtout, l’embrasement des campus américains, ont agacé bien au-delà de la droite. Les réserves de l’administration Biden sur l’humanitaire et la colonisation, ses projets pour le « jour d’après » à Gaza, mais aussi en Cisjordanie – autant d’irritants que nous épargnera une administration Trump.
Alors, Netanyahou a-t-il eu raison d’appeler de ses vœux la victoire du républicain ? L’homme étant parfaitement imprévisible, il est impossible de répondre à cette question. D’un côté, il a nommé ambassadeur en Israël le dénommé Mike Huckabee, un évangélique annexionniste excité, et a peuplé son administration de « pro-Israéliens » notoires (certains antisémites décomplexés, mais foin de détails). De l’autre, les relations de Trump sont fraîches avec Netanyahou, un « loser » qui a osé féliciter Biden pour son élection en 2020, certes, une semaine après, mais quand même. Par ailleurs, ce dernier risque de le gêner dans son plan de paix universelle. Que Trump exige un cessez-le-feu à Gaza, « Bibi » aura-t-il la témérité de le lui refuser ? Et, s’il ne le refuse pas, comment fera-t-il pour préserver sa coalition ?
La guerre, justement. Dans le Nord, elle est probablement en train de s’achever. Un accord négocié par les Américains est en cours de finalisation, ce qui n’empêche pas – et explique plutôt – la férocité accrue des bombardements de part et d’autre. Le Hezbollah a perdu cette bataille. A-t-il aussi perdu la guerre ? Ses adversaires libanais haussent la voix, mais on voit mal qu’ils puissent le désarmer pour en faire un simple parti politique confessionnel comme un autre. Cette phrase, « un parti politique confessionnel comme un autre », résume le malheur du Liban. Car ce n’est pas la faute du seul Parti de Dieu. C’est la nature du pays du cèdre, et l’on n’y peut pas grand-chose.
Dans le Sud, en revanche, la guerre fait rage, et l’on n’en voit toujours pas la fin. J’ai dit pourquoi dans ma dernière chronique, inutile de recommencer ici. Disons simplement que se sont précisées depuis deux monstruosités qui sont les deux faces de la même médaille : le nettoyage ethnique des Palestiniens et la recolonisation des Israéliens. Pendant longtemps, j’ai refusé de croire à l’un comme à l’autre. Mais trop d’indices s’accumulent qui laissent désormais peu de place au doute : sous l’autorité d’un Premier ministre qui ne veut ou ne peut s’y opposer, et avec la complicité de l’armée, le parti des colons est en train de réussir son OPA sur la bande de Gaza, ou du moins sur le Nord du territoire. Cependant que le travail de colonisation et de démantèlement systématique de l’Autorité palestinienne se poursuit sans relâche en Cisjordanie. Nous y reviendrons le moment venu.
J’étais en train de mettre la dernière main à cette chronique lorsque la nouvelle est tombée : la Cour pénale internationale de La Haye a émis des mandats d’arrêt contre Netanyahou et Yoav Gallant. Gallant n’est d’ailleurs plus ministre de la Défense. Après une première tentative avortée, en mars, Netanyahou s’est enfin débarrassé de lui.
Voici donc notre Premier ministre empêché de se rendre dans l’un des cent vingt-quatre pays signataires de la convention de Rome qui a mis sur pied la CPI. Mesure-t-on ce que cela représente pour l’État juif ? Israël, après tout, est membre de droit du club des États démocratiques. Il a été victime d’une attaque sauvage et a bénéficié à l’époque d’un élan de sympathie et de solidarité active. Au fil des mois, il a dilapidé ce capital. Les tueries et les destructions indiscriminées, le refus obstiné de mettre un terme à une guerre depuis longtemps sans objet, les déclarations génocidaires de ministres et de députés de la majorité, les attaques incessantes contre la justice et l’État de droit, tout cela a fini par le ravaler au rang d’un État paria.
Il y a peu de chance que Netanyahou se retrouve devant ses juges. Mais il lui faut désormais compter sur Trump pour le tirer de ce mauvais pas. Et certes, entre sanctions financières et pressions sur les États membres, les États-Unis ont les moyens de rendre la vie de la CPI misérable. Cependant, outre le coup porté à la réputation d’Israël, les conséquences de ces mandats d’arrêt sont potentiellement graves, de l’épée de Damoclès qui pend désormais sur les officiers et les soldats qui ont participé à la guerre, aux risques d’embargos divers. À suivre.
Un homme ne sera plus là pour souffrir cette turpitude : Yehuda Bauer, grand intellectuel, juif humaniste et historien éminent de la Shoah et du phénomène génocidaire, vient de nous quitter à l’âge de 96 ans. Comme, a-t-il dit, nul ne l’a aussi bien connu que lui-même, il a décidé d’écrire son propre éloge funèbre, qu’il a publié dans Haaretz juste avant sa mort. Lisez-le, c’est un petit chef-d’œuvre de lucidité, de modestie et d’humour. J’en donne ici juste un petit extrait qui nous concerne tous : « J’appartiens au peuple juif malgré le fait que, en principe, j’ai du mal à appartenir à un groupe humain qui m’accepterait comme membre. Mais je n’ai pas choisi d’être juif, je suis né dans ce milieu sans que ce soit ma faute. En vérité, non seulement j’ai fait la paix avec cela, mais j’en suis même heureux. S’il faut naître dans un groupe ethnique, il vaut mieux naître juif. C’est un peuple fascinant, ennuyeux, dégoûtant, excitant, horrible, merveilleux. »