Les Romaniotes, une histoire peu connue

Jean Papadopoulos
Au cœur de la Grèce, les Romaniotes formaient depuis deux millénaires une communauté juive hellénisée. Parlant le grec et le yévanique, ces Juifs ont souffert de la Shoah et en ont payé un des plus lourds tributs : 87 % d’entre eux ont été exterminés dans les camps de la mort.
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Depuis que je suis en âge de comprendre, on m’a dit, redit et répété que de tous les pays occupés par les nazis, la Grèce a payé le plus lourd tribut, proportionnellement à sa population et à ses richesses.

Depuis, la seule statistique comparative sur les crimes nazis que j’ai pu confirmer peut paraître surprenante, mais elle reflète une terrible vérité : 87% des Juifs grecs ont été exterminés dans les camps de la mort et c’est le taux le plus élevé d’Europe.

J’ai fait cette découverte par hasard, en apprenant que même dans notre petite bourgade de Paramythia, dans le nord-ouest du pays, trois familles juives avaient péri à Birkenau.

Les familles d’Ezra Bakolas, d’Eliyah Cohen et de Matathias Eliezer Hadjopoulos étaient des Romaniotes, un judaïsme européen des plus ancestraux, installé sur les côtes de la Grèce et de la Mer noire, depuis l’Antiquité.

Les Romaniotes parlent le grec et le yévanique, un dialecte mélangeant le grec et l’hébreu, et se différencient des Séfarades tant par leur ignorance du ladino que par leur rite liturgique.

La principale communauté était celle de Ioannina, avec ses satellites dans le reste de l’Epire, à Arta, Préveza ou encore Avlona et Argyrokastro (actuelle Albanie). L’île de Corfou a d’ailleurs donné naissance à un Romaniote très illustre, l’écrivain et diplomate Albert Cohen.

C’est ainsi que les Juifs de Paramythia sont intimement liés à ceux de Ioannina et qu’ils ont installé leurs commerces dans cette bourgade voisine de la ville mère pour faciliter leurs échanges commerciaux.

Paramythia, carrefour de combats

En 1941, les forces de l’Axe occupent la Grèce. L’Epire est sous tutelle italienne. Le danger, les humiliations et les risques qu’encourent les Séfarades de Thessalonique par les SS d’Aloïs Brunner et de Dieter Wisliceny ainsi que la spoliation organisée par le commandant militaire Max Merten n’ont pas cours en zone italienne. Néanmoins, les Grecs orthodoxes de Paramythia et de toute la région alentour, appelée également la Thesprotie, vont souffrir d’une série de meurtres, d’enlèvements, de rapines, d’incendies et d’expropriation par les armes. Les responsables de ces mesures d’intimidation qui visent à chasser la population chrétienne de la région sont les membres d’une milice de collaborateurs issue de la minorité musulmane de la région, communément appelés
les Tchams. Ils sont d’origine grecque, albanaise et/ou turque et revendiquent la libération de la région qu’ils appellent la Tchamérie.

Paramythia va alors se transformer en un carrefour de combats irréguliers et d’assassinats presque quotidiens entre chrétiens et musulmans, les Italiens se frottant les mains de pouvoir ainsi limiter leurs propres pertes.

En 1943, les événements vont prendre une tournure catastrophique : le régime fasciste italien est sur sa fin et avant l’été, les familles juives de Paramythia vont s’installer à Ioannina, préférant le regroupement de la communauté pour être moins exposées et se sentir mieux protégées face à l’arrivée prochaine des nazis de la 1ère division de montagne, la fameuse division Edelweiss. Une division que l’Etat-major retire du front russe pour éliminer les groupes de résistants dans les Balkans, mais aussi et surtout pour couvrir le versant oriental de l’Adriatique et des côtes ioniennes, Hitler étant persuadé que les Alliés y préparent un débarquement.

C’est alors que la violence explose : les nazis du 99e régiment de la division Edelweiss, toujours secondés par des miliciens musulmans, vont brûler et piller toute la vallée de Paramythia, tout en se lançant dans des rafles répétées d’otages.

Les montagnes de Paramythia sont le siège de puissants groupes de résistants qui, en septembre 1943, vont éliminer une patrouille de six soldats allemands; rapidement, les onze premiers passants, interpellés au hasard, seront sommairement exécutés, avant que les services nazis n’établissent une liste bien renseignée et que des patrouilles mixtes de soldats allemands et de miliciens tchams ne viennent tirer de leurs lits 49 notables (commerçants, curé, artisans, instituteurs…) afin de compléter l’analogie de dix autochtones pour un Allemand tué.

Le 29 septembre 1943, ils seront exécutés à l’aube par un peloton allemand.

De Ioannina à Auschwitz

Les Juifs de Paramythia, réfugiés à Ioannina, avaient ainsi probablement échappé une première fois au sort de leurs concitoyens, car les soldats de la division Edelweiss qui avaient côtoyé et participé aux actions de l’Einsatzgruppe D auraient trouvé là une excellente occa–sion pour faire d’une pierre deux coups et se débarrasser des Juifs de la ville.

Malheureusement, quelques mois plus tard, toute la communauté romaniote de Ioannina sera rassemblée aux abords du lac par cette même division Edelweiss, secondée par des agents de la sûreté et de la police grecque en civil (« Asfaleia ») : 1.850 hommes, femmes et enfants seront chargés dans 80 camions avant d’être déchargés à Larissa dans les wagons pour la Silésie. Cette opération est exécutée le 25 mars 1944, jour de fête nationale en Grèce, en même temps qu’une série de rafles similaires à Athènes, Volos, Chalkis, Trikala, Larissa et Préveza afin d’organiser les départs vers la Pologne, dans le même convoi. Son chef d’orchestre est le SS Tony Burger, fraichement nommé par Adolf Eichmann pour remplacer le trop affairiste Wisliceny par un authentique national-socialiste.

Alors que la situation des Allemands était militairement difficile, tant dans les Balkans que sur le front de l’Italie et de la Russie, le Général Hubert Lanz, commandant du 22e corps d’armée, réussit
à rassembler les moyens nécessaires pour déporter les Juifs de Ioannina et de Corfou.

Le Général Hubert Lanz, officier de la Wehrmacht, qui porte l’entière responsabilité de cet acte (les forces de police nazie comme la SS, le SD ou la Gestapo étant quasi inexistantes dans les territoires sous son commandement), mourut à Munich en 1982 sans n’être jamais inquiété pour ce crime !

Ce dernier exode des Romaniotes s’est terminé en fumée, dans les feux de l’innommable que les nazis avaient allumés à Auschwitz. Sur les 1.850 Juifs de Ioannina déportés ce jour-là, seuls 163 survivront à la Shoah. La communauté juive locale compte aujourd’hui 30 personnes.

A la libération de Paramythia par les résistants grecs, le 27 juin 1944, les Tchams paieront à leur tour leur dette de sang. Tous les collaborateurs chrétiens et tous les hommes musulmans ayant participé de près ou de loin à la milice pro-nazie seront jugés, condamnés et exécutés avant la tombée de la nuit.

Pour la mémoire

Les chrétiens, les Juifs et les musulmans de Paramythia ont traversé les âges et l’Histoire, le plus souvent en parfaite harmonie. De vieilles dames m’ont parlé de ces garçons appelés Malik, Zion, Machicos, Tefik ou Haïm, des enfants de Paramythia qui jouaient avec Yannis, Kostas ou Christos. Tous les voisins étaient invités aux mariages, aux baptêmes ou aux fêtes religieuses de chaque confession, tous ravis que tant de fêtes puissent égayer leur rude quotidien.

Et puis un jour, en quelques instants tout était dit, tout était fini. On démonta les mosquées, on ne parla plus de synagogue. Puis, on s’entredéchira entre Grecs nationalistes et communistes. Le Diable avait accompli son œuvre aux portes de l’Enfer.

De tout cela, et plus particulièrement des Juifs à Paramythia, il ne reste que notre mémoire, ressource éternelle de notre sauvegarde. Chacun de nous doit se souvenir que le 7 octobre 1944, à Auschwitz, 300 Juifs grecs, séfarades et romaniotes, participèrent à l’un des soulèvements les plus retentissants de l’histoire des camps de la mort. Eternels gardiens des Thermopyles de l’humanité.

Pour conclure, il me suffit simplement de retranscrire une lettre retrouvée en 1980 dans les crématoires de Birkenau et qui, en trois lignes, en dit beaucoup plus que n’importe quelle étude ou document officiel sur les communautés juives de Grèce, romaniotes ou séfarades : « A mes chers amis, Dimitri Stephanidis fils de Athanase, à Eliya Cohen, à Georges Gounaris et à toute ma bande, à Smaro Efraimidou d’Athènes, et à tous mes autres amis dont je garderai pour toujours le souvenir, et pour finir, à ma patrie bien aimée, la GRÈCE, dont je fus un fidèle citoyen »*.

* Burried manuscript of Marcel Nadjary, Final letters from the Yad Vashem archives, Londres 1991, 122. Cité par Mark Mazower, Inside Hitler’s Greece).

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Gras
Gras
1 année il y a

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