“Il faut cesser de dire que l’Etat Islamique (Daesh) ce n’est pas l’Islam”

Nicolas Zomersztajn
Pour Xavier Luffin, professeur de littérature arabe à l’Université libre de Bruxelles (ULB), les musulmans doivent se demander pourquoi le texte coranique peut être si souvent utilisé pour revendiquer des actes meurtriers et cesser de s’enfermer dans des schémas victimaires qui sont encore repris suite aux tueries de Paris du 13 novembre 2015.
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Quel regard portez-vous sur cette réaction musulmane selon laquelle la violence de l’Etat islamique n’a rien à voir avec l’islam ? Xavier Luffin : Cela nous renvoie à un problème récurrent dans le monde arabo-musulman : le refus d’assumer la part de responsabilité des maux qu’il connaît et une grande propension à souligner la responsabilité de l’autre, que ce soit l’Occident, Israël ou le monde chrétien. On voit bien qu’il existe une réelle difficulté à assumer une responsabilité dans son propre chef, même quand un parallèle peut être établi. Ainsi les conquêtes coloniales et l’esclavage ne seraient des questions que seul l’Occident doit assumer, alors qu’on trouve des phénomènes similaires dans l’histoire arabo-musulmane. Outre les facteurs historiques qui expliquent cette incapacité d’assumer, il y a aussi des facteurs religieux. Le Coran étant considéré par les musulmans comme un texte révélé, le texte ne peut donc être remis en question. Or, le Coran contient des passages problématiques, et notamment belliqueux. Par ailleurs, ces passages sont utilisés par les extrémistes religieux et les propagandistes de l’Etat islamique. Il faut bien comprendre que ces passages existent. On peut certes décider de les expliquer, et c’est ce que font les exégètes du Coran. Mais le problème, c’est que bien souvent ce travail d’exégèse est trop proche du sens littéral du texte. Je n’ignore pas non plus les approches visant à replacer ces passages problématiques dans un contexte historique bien précis remontant aux périodes conflictuelles de l’expansion de l’islam au 7e siècle. En réalité, on trouve de tout dans ces approches exégétiques et il n’existe aucune hiérarchisation. Personne n’indique clairement quel texte il faut suivre ni celui qu’il faut abandonner une fois pour toutes. Les musulmans se retrouvent donc avec un discours qui n’est pas suffisamment remis en question. Il est donc urgent que les musulmans s’interrogent, se demandent pourquoi le texte coranique peut être si souvent utilisé pour revendiquer des actes aussi violents que les tueries de Paris.

Cela signifie-t-il que l’Etat islamique n’est pas un repère d’ignorants des sources coraniques ? X.L. : Tout à fait. Il faut cesser de dire l’Etat islamique (Daesh), ce n’est pas l’islam. Il suffit d’écouter les discours et les prêches d’Abou Bakr al-Baghdadi ou d’autres responsables de cette organisation pour comprendre qu’ils ont une bonne connaissance des sources coraniques. L’Etat islamique publie sur internet une revue en anglais, Dabiq, et même en français, Dar al-Islam, dans laquelle l’ensemble des articles sont truffés de références au Coran, à des Hadith, et à un nombre considérable de penseurs particulièrement conservateurs comme Ibn Taymiyya ou Mohammed Ben Abdelwahhab, le fondateur du wahhabisme. Ces textes sont cités avec les références de la même manière qu’un article pour une revue scientifique occidentale. On ne peut donc pas du tout affirmer que ces gens ne connaissent rien aux textes coraniques qu’ils citent abondamment.

Que faut-il faire alors ? X.L. : Commencer par entamer un travail critique au sein même de l’islam. Car lorsqu’on entend les réactions musulmanes actuelles selon lesquelles ce ne sont pas des vrais musulmans qui ont commis ces actes ou que ce n’est pas l’islam, cela reviendrait à dire que ce ne sont pas les Etats-Unis qui ont mené la Guerre au Vietnam parce que ce n’est pas cela les vrais Américains, ou encore que le Congo n’a pas été colonisé par les Belges parce que ce n’est pas cela la vraie belgitude, etc. Il y a un moment où un groupe humain, quel qu’il soit, doit pouvoir dire qu’il assume la responsabilité des actes commis par les siens au nom des références dont se revendique l’ensemble du groupe, même si ces références ne sont pas claires. C’est un travail que les musulmans doivent aussi entreprendre, sinon ils resteront enfermés dans ce discours de la victimisation et de la déresponsabilisation. Quand on regarde de nombreux discours de prédicateurs musulmans vivant en Europe, on s’aperçoit qu’ils ne remettent nullement en cause des passages belliqueux du Coran.

Des tentatives d’approches critiques ont pourtant été initiées… X.L. : Oui, mais elles posent deux problèmes majeurs. Tout d’abord, ces réouvertures de la tradition exégétique du Coran depuis le début du 20e siècle, comme celle de Mohammed Arkoun, sont certes très intéressantes, mais elles restent prisonnières du texte. Puisque le Coran est censé être une parole divine révélée, elles doivent tenter de critiquer le texte sans pour autant l’invalider, ce qui est un exercice périlleux. Mais cette explication critique est toujours littéraliste. Le deuxième problème de ce mouvement de pensée réside dans son impact réel. Ces nouveaux penseurs de l’islam existent bel et bien, ils publient énormément par ailleurs, mais leurs travaux sont surtout lus par des intellectuels occidentaux ou par une frange marginale d’intellectuels du monde arabo-musulman. Ainsi, je n’ai jamais entendu un imam bruxellois se référer aux écrits de Nasr Hamid Abou Zayd, ce théologien égyptien cherchant à interpréter le Coran à travers une herméneutique humaniste. Je n’affirme pas que l’impact de ces penseurs musulmans humanistes soit inexistant, mais il demeure malgré tout très faible. Quand on franchit la porte d’une librairie musulmane du boulevard Lemonnier à Bruxelles, les livres qu’on vend sont surtout des traités médiévaux conservateurs et des manuels d’une pauvreté intellectuelle et spirituelle n’abordant que la question du licite et de l’illicite ! Il n’est jamais question de remettre en cause certains préceptes problématiques ni de les contextualiser historiquement. Or, le discours ambiant répétant que l’Etat islamique n’est pas l’islam minimise complètement la portée des textes qui sont réels et qui sont utilisés par les fondamentalistes les plus violents et les plus rétrogrades, comme par les plus modérés et les plus humanistes. 

Les musulmans doivent-ils manifester leur désapprobation des exactions perpétrées par l’Etat islamique ?

Certes, rien ne les y oblige. Mais rappelons que manifester sa solidarité avec des victimes est avant tout un acte altruiste, et responsable, et non un quelconque aveu de culpabilité. Par le passé, les Américains opposés à la guerre du Vietnam ne se sont pas abstenus de manifester sous prétexte qu’ils n’avaient pas à se justifier pour des actes d’un gouvernement dans lequel ils ne se reconnaissaient pas parce que son message n’était pas celui des Pères fondateurs, les Européens hostiles à l’apartheid ne se sont pas abstenus de manifester contre le régime de Pretoria sous prétexte qu’être Blanc ne signifiait pas être forcément en faveur d’un régime ségrégationniste. Ceux qui manifestaient le faisaient d’abord et avant tout pour montrer aux gouvernements concernés que le monde ne restait pas immobile devant leurs exactions, qu’eux-mêmes n’étaient pas d’accord avec ces actes, commis ou non en leur nom, et qu’ils voulaient qu’ils cessent, peu importe leur lien religieux, ethnique ou politique avec les régimes critiqués. Les musulmans d’Occident, mais aussi ceux qui vivent au Proche-Orient et au Maghreb lorsqu’ils le peuvent, ne doivent donc pas manifester contre l’Etat islamique, contre les atrocités innommables commises contre les Yézidis, contre les destructions d’églises en Irak, en Egypte et ailleurs, ou contre la destruction des mausolées soufis de Tombouctou. Ils ne le doivent pas, certes, mais ils le peuvent, comme ils l’ont fait à plusieurs reprises en solidarité avec les Palestiniens.

Eléments biographiques

Titulaire d’une licence en histoire de l’art et archéologie (Université libre de Bruxelles), et toujours étudiant en langues orientales, Xavier Luffin est parti à deux reprises sur un chantier de fouilles en Syrie. Il part au Caire étudier la langue arabe pendant un semestre. Licencié en langue arabe, il passe l’agrégation et est engagé par une asbl bruxelloise impliquée dans le monde associatif immigré. Sa connaissance des langues pour atout, Xavier Luffin part ensuite à l’étranger – Palestine, Yémen, Burundi – travailler pour une ONG humanitaire. A la fin des années ’90, il rentre en Belgique et rejoint l’ULB; il devient assistant à l’Institut des langues vivantes tout en réalisant sa thèse de doctorat qui a pour objet la description linguistique d’un créole arabe parlé en Afrique de l’Est (principalement Ouganda et Kenya), le kinubi. En 2004, il défend sa thèse et devient chargé de cours à l’ULB; 4 ans plus tard, il est nommé professeur ordinaire où il enseigne la littérature arabe. Sa recherche actuelle porte sur les créoles arabes : le kinubi mais aussi l’arabe de Bongor parlé au Tchad et l’arabe de Juba qu’on entend au sud du Soudan. Xavier Luffin traduit également en français des ouvrages littéraires contemporains, notamment du soudanais Ahmad Al-Malik ou encore de l’égyptienne Nawal El Saadawi, docteur honoris causa de l’ULB ainsi que le seul auteur juif israélien de langue arabe, Samir Naqqash.

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