L’attaque de la Russie poutinienne contre l’Ukraine démocratique a produit un retournement politique inattendu. Toute une gauche morale qui militait pour la paix et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes trahit l’Ukraine. Elle relaie la propagande russe, entre autres ses accusations de nazisme. Ce qui jadis valait aux yeux de cette gauche pour les peuples se libérant du joug colonial ne vaut plus pour le peuple d’Ukraine agressé.
Ses biais idéologiques anti-OTAN et anti américains rendent cette gauche incapable de penser les enjeux du conflit russo-ukrainien. La cécité la frappe en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique latine, etc. Forgés par la Guerre froide et la décolonisation, ses repères restent calés sur sa vision binaire du partage du monde conclu à Yalta en 1945. Occident contre Bloc soviétique, impérialismes contre luttes de libération nationale soutenues par l’URSS et la Chine.
Yalta est mort avec l’Union soviétique. La Russie et la Chine ont rejoint le système capitaliste mondialisé, dont cette dernière est devenue la deuxième puissance. Le capitalisme a vaincu. Il régit désormais l’ensemble de l’humanité. Il est toutefois divisé en deux. D’un côté des pays où règnent Etat de droit, séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, élections libres, démocratie représentative, pluripartisme fonctionnel, alternance du pouvoir politique, liberté de réunion, d’association et de manifestation, liberté de la presse et d’expression, etc. De l’autre, les autres. Parmi ceux-ci, au premier chef, la Russie et la Chine.
Une gauche morale calée sur Yalta 1945
Quant à l’OTAN, Berlin 1953, Budapest 1956, Prague 1968, sa stratégie en Europe depuis bientôt 75 ans se caractérise, dissuasion nucléaire oblige, par la retenue. Kiev 2022 n’y déroge pas. Dès avant l’offensive russe, le président américain annonçait qu’il ne déploierait aucun militaire en Ukraine. Lors de l’effondrement de l’URSS, à une nouvelle architecture européenne voire eurasienne englobant la Russie, proposée par George Kennan et d’autres personnalités américaines, les Etats-Unis ont préféré étendre l’OTAN à l’Est. Il est vrai que les Etats baltes ex soviétiques et les anciens membres du Pacte de Varsovie trépignaient pour rejoindre l’Alliance. A voir la suite de l’histoire, difficile de leur donner tort.
La Russie de Poutine n’est pas l’Allemagne d’Hitler. Mais elle possède en commun avec celle-ci d’être, depuis 1945, la première puissance en Europe à tenter de modifier par la guerre les frontières et le régime d’un Etat voisin. Si critiquables soient la stratégie impériale des Etats-Unis et les politiques de l’OTAN, rendre son extension à l’Est responsable de l’intervention russe en Ukraine, comme le prétend la gauche anti-OTAN, est aussi abject qu’invoquer le Traité de Versailles pour justifier l’annexion des Sudètes ou l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie. En France Jean-Luc Mélenchon (LFI), en Belgique Raoul Hedebouw (PTB) ou en Allemagne Oskar Lafontaine (cofondateur du parti Die Linke) préconisent de refuser des armes occidentales à l’Ukraine. Le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov ne dit pas autre chose (interview LCI, 30.05.2022). Quand le président américain a proposé au président Zelenski de l’exfiltrer, à un moment où personne ne pariait un kopeck sur son pays, celui-ci a rétorqué : « Le combat est ici. J’ai besoin de munitions, pas d’un chauffeur ». La solidarité internationale commande d’entendre cette légitime exigence.
« J’ai besoin de munitions, pas d’un chauffeur »
Les guerres sont des moments de vérité. La barbarie russe en Ukraine contraint la gauche anti-OTAN de choisir entre Poutine et l’alliance euro-étatsunienne, l’ennemi abhorré qu’elle combat depuis sept décennies. Elle doit, horreur, choisir son camp au sein du capitalisme. Pour y échapper, devant l’immense élan de sympathie pour l’Ukraine, elle allume des contre feux et lance des diversions comme en mars dernier à Bruxelles, cette manifestation « pour la paix » dont les slogans « oubliaient » la solidarité avec le peuple ukrainien. Dans les faits la gauche anti-OTAN, autoproclamée « pacifiste », roule pour Poutine quoi qu’elle prétende. Son impossible « non alignement » entre Russie et Occident conduit sa rhétorique à rejoindre celle des lobbys pro-russes, par exemple l’association Dialogue franco-russe de l’eurodéputé Rassemblement national Thierry Mariani. Fâcheuses convergences.
Le dilemme est d’autant plus cruel pour cette gauche qu’au-delà de l’Ukraine c’est à l’Europe démocratique et sociale que la Russie poutinienne a déclaré la guerre, à l’Europe des Etats providence, à celle des conquêtes ouvrières et anticapitalistes centenaires. De leur côté, en toute cohérence, les extrêmes droites européennes et la Hongrie illibérale de Viktor Orban font des yeux doux à l’autocrate du Kremlin. Lequel le leur rend bien. La gauche morale se trouve en mauvaise posture et en méchante compagnie.