Pourquoi faut-il lire Kamel Daoud ?

Laurent-David Samama
Auréolé du prix Goncourt, l’écrivain algérien magnifie la langue française, et fait preuve d’un courage politique dans ses romans comme dans ses prises de position.
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Le libraire juif de la ville de Mostaganem pouvait-il imaginer qu’en semant une petite graine de passion littéraire, au hasard des rencontres, il permettrait, des décennies plus tard, l’éclosion d’un récipiendaire du prix Goncourt ? L’histoire est belle et à peine croyable ! Car l’adolescent sans le sou qui venait dévaliser ses rayonnages dans les années 1980 répondait au nom de Kamel Daoud. « Pour lui, le libraire avait instauré un système de consigne, comme pour les bouteilles de lait », raconte le journaliste Sébastien Le Fol dans les colonnes de Paris Match. Originaire du petit village de Mesra, Daoud fait, très jeune, office d’exception. Scolarisé en langue arabe classique, l’enfant parle également le français et, surtout, il l’écrit. « Cette langue lui a été transmise par son défunt père, Hamidou, gendarme formé à l’École des cadets de l’armée », reprend Le Fol, ami de l’auteur. « Sous le toit des Daoud vivent quatorze personnes. Hamidou entretient toute la tribu. Cet homme taiseux est le premier de son nom à avoir acquis une maison. Sa femme, Yamina, toujours en vie, a donné naissance à six enfants, dont Kamel est l’aîné. »

L’amour des mots s’impose très vite. Une passion ancrée dans le réel : en grandissant, le jeune homme devient en effet écrivain public. « On lui demande de rédiger des lettres d’amour, il se fait aussi traducteur, déchiffrant pour sa mère la posologie des médicaments. Et il lit à l’une de ses tantes les sous-titres en français des films indiens diffusés à la télévision. » On connaît la suite, qui fait monter Daoud à Oran, ville d’art et de culture, berceau du raï et siège d’une certaine impertinence algérienne, dans une société encore largement engoncée dans d’étouffants carcans sociaux et religieux. Le Fol rajoute : « Il frappe à la porte du journal Détective, spécialisé dans les faits divers. Le rédacteur en chef lui commande un sujet libre pour le mettre à l’épreuve. Il revient avec un article sur la vie quotidienne des homosexuels à la faculté. On l’embauche. En plus, on l’autorise à dormir dans les locaux de la rédaction. » Quelques années plus tard, le journaliste entre au Quotidien d’Oran, média réputé pour son indépendance. Le talent fait son œuvre. Daoud en deviendra l’un des éditorialistes vedette.

Un Goncourt objet de fatwa

Retour en 2024. Lorsqu’il reçoit le prix Goncourt, notre homme marque un temps d’arrêt. En mesurant le chemin parcouru, l’émotion le submerge. Publié chez Gallimard, son dernier roman, Houris, ausculte la « décennie noire » qui a déchiré l’Algérie dans les années 1990. Des pages alliant grande puissance et véritable délicatesse. Autant de mots posés sur ce qu’on ne lit pas ou peu ailleurs : le récit de l’angoisse et du calvaire des 200.000 victimes d’une guerre civile qui n’ose pratiquement jamais dire son nom… Avec Houris, l’écrivain s’est adonné à un grand exercice d’honnêteté et de liberté. Il y fustige l’islamisme qui a ensanglanté son pays, permet la libération de la parole, la recréation d’un récit national pour demain. Au fil des pages, l’œuvre littéraire devient un fait d’arme politique.

Une fois de plus, Daoud s’inscrit dans la lignée de son grand inspirateur, Albert Camus. Comme jadis Meursault contre-enquête, Houris est un concentré d’intelligence. Un livre qui alimente la réflexion, truffé de fulgurances, de références, de tournures empruntant au grand récit. Daoud et ses mots interpellent. Ils intriguent et hérissent. Ça ne ressemble en rien à de la littérature bourgeoise. C’est un mélange unique, d’ici et d’ailleurs, tel un alliage complexe forgé au fil des années et des tourments, associant l’horizon de la wilaya de Mostaganem à tout le patrimoine littéraire francophone. Une jambe de chaque côté de la Méditerranée, en somme. Daoud défie à sa manière le passé et le présent. Il les affronte les yeux dans les yeux, qu’importe le danger, les fatwas et le risque de déplaire. Livre après livre, il nous inflige les claques du réel, montre la vérité crue, pointe du doigt l’humanité, l’horreur et l’ineptie des fondamentalismes. Kamel Daoud en paie le prix fort. Houris subit une campagne de dénigrement rarement vue dans l’histoire récente du Goncourt. Son éditeur, Gallimard, a été exclu du dernier Salon du livre d’Alger, où l’écrivain est accusé d’être un cheval de Troie, un traître. « Je peux penser sans trahir, c’est toute une œuvre », s’amuse-t-il. Pour toutes ces raisons, pour soutenir un écrivain remarquable autant qu’une œuvre grandiose, plus que jamais, il faut lire Kamel Daoud !

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