Expressionnisme allemand et passeurs d’art juifs

Roland Baumann
L’exposition Erich Heckel en Flandre au MSK Gent révèle l’art d’un chef de file de l’expressionnisme et le rôle de passeurs d’art juifs dans l’essor de ce courant d’art moderne.
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En 1905 à Dresde, Erich Heckel (1883-1970), Ernst Ludwig Kirchner et Karl Schmidt-Rottluff créent l’association artistique Brücke. Rejetant l’art académique, ils peignent en plein air. Inspiré par Van Gogh, Gauguin, Munch, les estampes japonaises et le « primitivisme » des arts d’Afrique et d’Océanie, leur style commun, fait de couleurs vives et de formes anguleuses, exprime la vision du peintre au lieu de la réalité objective. Herwarth Walden (alias Georg Lewin), fondateur de la revue et de la Galerie Der Sturm à Berlin, joue un rôle crucial dans la promotion de l’art expressionniste des artistes du Brücke et du Blaue Reiter.

De 1915 à 1918, Heckel est infirmier de la Croix-Rouge à Roulers, Ostende et Gand. Sa fascination pour les villes et les paysages flamands lui inspire des œuvres saisissantes. Installé dans la gare d’Ostende, son train sanitaire, dirigé par Walter Kaesbach, conservateur de la Nationalgalerie de Berlin, compte d’autres peintres et écrivains. Heckel se lie d’amitié avec James Ensor, dont il fera le portrait. Il incite l’historien d’art juif Paul Westheim à consacrer un article au peintre ostendais dans sa revue Das Kunstblatt. Tableaux, gouaches, aquarelles, dessins et gravures témoignent de la fascination de Heckel pour les paysages flamands et la mer du Nord. Il fait d’innombrables croquis des lieux qu’il visite et des gens qu’il observe, mais les autorités militaires n’autorisent pas les artistes à travailler en plein air, ce qui le contraint à peindre souvent de mémoire dans l’atelier improvisé de sa chambre d’hôtel.

Erich Heckel James Ensor, 1930, Tempera sur toile et le contreplaqué, 80 × 70 cm Museum Ludwig, Keulen

Des lithographies de Heckel en Flandre paraissent dans Der Bildermann (1916). Lancée par le marchand d’art Paul Cassirer, Juif allemand, promoteur du postimpressionnisme, cette revue pacifiste, qu’édite le pianiste Leo Kestenberg, est illustrée de lithographies par Barlach, Kirchner, Kokoschka, Kollwitz, Slevogt, etc. Émigré en Palestine en 1938, Kestenberg enseignera à l’Académie de musique de Tel-Aviv.

Environnement artistique exceptionnel

Le MSK possède quelques œuvres expressionnistes allemandes, dont Häuser am Morgen, peinte à la détrempe par Heckel et représentant le Augustijnenrei avec le pont des Augustins à Bruges. Cette toile faisait partie de l’exposition solo de Heckel organisée au Kunstsalon Ludwig Schames à Francfort en 1917. Galeriste juif, Schames vend de l’art moderne : Picasso, les Fauves, les expressionnistes allemands. Achetée par Eduard Simon, l’œuvre sera offerte par sa fille, Tony, au MSK en 1991, de même que la Villa à Dresde (1910) de Kirchner, qui figure aussi dans cette captivante exposition gantoise. Tony Simon-Wolfskehl (1893-1991) grandit dans un environnement artistique. Sa mère, Anna Wolfskehl, aime les maîtres hollandais. Son père, collectionne l’art moderne : Van Gogh, Gauguin, Kokoschka, Kirchner, Kandinsky, Klee, etc. En 1933, Tony et son mari, Roderick Lasnitzki, se réfugient à Gand. Arrêté par la police belge en mai 1940, puis interné au camp de Saint-Cyprien, Roderick est déporté à Auschwitz et assassiné en 1942. Cachée à Gand chez son amie Irène Demanet, Tony reste en Belgique après la Libération. Tony et Irène organisent des salons littéraires et artistiques, accueillant de jeunes artistes belges comme Hugo Claus, Pol Mara et Roger Raveel. Après 1968, Tony continue à recevoir des artistes et à exposer sa collection de peintures dans sa villa de Saint-Idesbald. Une excellente monographie, par Lieven Van Den Abeele, accompagne cette remarquable exposition.

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