Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu

Bezalel
Dans une foisonnante exposition mêlant théâtre, cinéma, musique, littérature, et culture populaire, le Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris (MAHJ) explore la thématique du Dibbouk, ce mauvais esprit ou cette âme errante qui prend possession d’un vivant, selon une croyance qui s’est développée en Europe orientale à partir du XVIIIe siècle.
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À travers plus de 200 documents et œuvres, de Marc Chagall, de Sigalit Landau, du film yiddish de Michał Waszyński (1937), de Sidney Lumet ou des frères Coen, l’exposition Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu explore l’une des figures les plus marquantes de la culture juive : le Dibbouk, c’est-à-dire l’âme d’un mort condamnée à errer et à posséder les vivants. Tout en opérant désormais dans un imaginaire mondialisé, ce mythe reste une clef de compréhension de l’identité juive, habitée par un passé traumatique et la hantise de sa disparition. Dans le judaïsme, les premiers récits populaires de possession d’un humain par un esprit remontent au XIIIe siècle.

C’est la publication, en 1918, du Dibbouk, pièce de Shlomo An-Ski (1863-1920), qui confère à cette légende sa notoriété. Lors de ses expéditions ethnographiques (1912-1914) en Volhynie et en Podolie (actuelle Ukraine), An-Ski s’est inspiré des traditions orales recueillies au sein des populations juives hassidiques. L’œuvre met en scène les amours tragiques de Hanan et Léa. Foudroyé de chagrin, car sa promise lui est refusée, Hanan meurt, mais revient sous forme de Dibbouk habiter le corps de sa fiancée. Il s’exprime à travers elle pour refuser l’union de Léa avec un autre prétendant. Une cérémonie d’exorcisme s’efforce d’expulser le Dibbouk qui hante la jeune fille ; mais celle-ci, décidée à suivre son bien-aimé, le rejoint « entre deux mondes ». Mise en scène en yiddish, à Varsovie en 1920, par la Vilner Trupe, Le Dibbouk séduit immédiatement, tant par son sujet que par sa mise en scène expressionniste.

Sa version hébraïque, due au poète Haïm Nahman Bialik, est ensuite jouée par la troupe moscovite Habima, de 1922 à 1963 en Europe, aux États-Unis et en Palestine mandataire. Une dizaine d’autres traductions, notamment en français en 1927, suivront. Aujourd’hui, on recense plus d’une centaine d’adaptations de ce texte, au cinéma, au théâtre, à l’opéra et dans le domaine des arts plastiques. La plus emblématique reste le film de Michał Waszyński, réalisé en 1937, l’un des derniers films yiddish tournés en Pologne avant la Shoah, dont le succès international marque l’acmé d’une culture avant sa destruction.

À partir des années 1960, la figure du Dibbouk devient la métaphore du « retour du refoulé ». C’est même le nom de code choisi pour désigner le criminel de guerre Adolf Eichmann lorsque les services secrets israéliens le localisent en Argentine. En 1967, Romain Gary publie La Danse de Gengis Cohn, l’histoire d’un ancien SS habité par le Dibbouk d’une de ses victimes. Aux États-Unis, Sidney Lumet au cinéma, et Leonard Bernstein à l’opéra, popularisent à nouveau le thème. En Pologne, depuis la chute du rideau de fer, le Dibbouk investit le théâtre d’Andrzej Wajda, de Krzysztof Warlikowski ou Maja Kleczewska. Il devient l’incarnation d’un monde disparu, un fantôme dans un pays amputé d’une part essentielle de sa population. Enfin, la multiplication récente de films, de séries et de livres sur le sujet interroge la place du surnaturel dans la société contemporaine, et l’intérêt pour une esthétique nourrie de folklore hassidique.

Emblème de la résilience du judaïsme

Après le succès de l’exposition consacrée au Golem (Golem ! Avatars d’une légende d’argile) organisée en 2017, le MAHJ tente-t-il un pari quelque peu risqué au vu de la situation vacillante du judaïsme européen ? « En décidant, il y a trois ans, d’évoquer le Dibbouk dans une exposition d’envergure [plus de deux cent pièces] présentées à l’automne 2024, nous avions le projet de faire découvrir une figure majeure de la cosmogonie du monde hassidique qui inspira le plus grand succès du théâtre juif et le film yiddish le plus ambitieux de l’histoire », détaille Paul Salmona, directeur du MAHJ. « Nous voulions aussi montrer comment cette culture populaire nourrit les avant-gardes, et souligner la persistance de ce mythe qui agit comme souvenir d’un « monde disparu » et comme emblème de la résilience du judaïsme. Nous ne savions pas alors que ce Roméo et Juliette du Yiddishland, qui tirerait son origine de l’assassinat de deux fiancés sous la houppa par le pogromiste Bogdan Khmelnitski en Ukraine, résonnerait tragiquement avec les événements du 7 octobre 2023. »

Alors, pour la grande qualité de cette exposition, pour son intérêt culturel universel et parce que Paris n’est qu’à 82 minutes en Eurostar de Bruxelles, faites comme le couple royal, ne ratez pas ce voyage au sein d’un monde disparu.

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16 jours il y a

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