©Reuters
Écrit par : Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël
Elie Barnavi
02/12/2025
Regards n°1121

Ils ont tué et pris l’héritage

Trente ans se sont écoulés depuis l’assassinat de Rabin. Ce soir du 4 novembre 1995, debout près de lui sur la terrasse de la mairie de Tel-Aviv, je contemplais la foule immense venue dire « oui à la paix, non à la violence » – c’était la devise du rassemblement – et je ne doutais pas que nous avions gagné la partie. Détendu autant que cet homme timide et introverti pouvait l’être, souriant, il devait se le dire aussi. Lui qui subissait, jour après jour, l’assaut furieux d’une droite haineuse qui le vouait aux gémonies, lui qui avait hésité à se rendre à une manifestation qu’il craignait clairsemée, constatait, soulagé et heureux, qu’il avait « le peuple avec lui », c’est lui qui l’a dit. Une poignée d’heures plus tard, il tombait sous les balles d’Yigal Amir. L’histoire offre rarement un tel télescopage de l’apothéose et de la tragédie.

Je me suis dit à l’époque, et je l’ai dit à qui me tendait un micro ou me proposait une colonne de journal, que le processus de paix avec les Palestiniens était trop avancé pour que même la mort de celui qui le portait pût le dérailler. Que le « camp de la paix », dont la foule massée sur la place des Rois d’Israël, bientôt place Rabin, a prouvé la vigueur, ne le permettrait pas. Je me trompais lourdement. Ledit processus de paix s’est avéré fragile, et lui seul en garantissait le succès. L’assassin l’avait bien compris, lui qui voulait éliminer ses deux principaux protagonistes, Rabin et Peres, mais qui, le hasard lui ayant mis ce dernier sur son chemin, a préféré l’épargner pour s’assurer du premier. Resté seul aux commandes, Peres a commis erreur sur erreur, trouvé le moyen de perdre d’un cheveu une élection imperdable et offert ainsi à Netanyahou une victoire qui allait l’installer pour deux décennies au cœur du pouvoir. Trente ans après, Yigal Amir est toujours en prison, mais ceux qui ont armé son bras gouvernent le pays.

Les rabbins du courant national-religieux d’abord, qui ont fourni à l’assassin la justification de la halakha. « Sans une décision halakhique de din rodef [la ‘‘loi du poursuivant’’ qui autorise de prendre la vie d’une personne qui menace la vie d’autrui] à l’encontre de Rabin par plusieurs rabbins que je connais, il aurait été difficile pour moi de le tuer », a expliqué Amir lors de son interrogatoire. Aucun de ces personnages n’a jamais été mis en examen. Comment s’étonner dès lors qu’ils aient continué à croître et multiplier ? C’est une histoire déjà ancienne, qui trouve ses racines chez les sicaires de la fin du Second Temple, et sa resucée moderne dans les yeshivot de ce courant et le mouvement des colons. Ouvrages qui appellent au meurtre des gentils, sermons incendiaires, manifestations violentes – tétanisés, les démocrates ont laissé faire. En deçà de la Ligne verte, l’État de droit, le paradis LGBT+ et l’économie high-tech, au-delà, la violence des colons, l’anarchie et le nettoyage ethnique. Deux univers parallèles, pensait-on, sans voir, sans vouloir voir plutôt, que la Ligne verte supposée les séparer n’était plus qu’un lointain souvenir et que l’un, l’univers des yeshivot militaires et des colonies sauvages, débordait sur l’autre.

De cette nef de fous, Netanyahou est le capitaine. La mort de Rabin, il en est l’un des principaux artisans. Chef de l’opposition, il a excité la foule contre lui, a fait mine de ne pas voir qu’on l’affublait d’un uniforme SS, de ne pas entendre les appels au meurtre, de ne pas saisir la signification du cercueil dont lui-même conduisait la procession dans les rues de Ra’ananna. Premier ministre, il a mis tout son talent manœuvrier et sa personnalité tortueuse et immorale à poursuivre deux objectifs : le démantèlement systématiquement de l’héritage de Rabin et la perpétuation coûte que coûte de son pouvoir. Il s’est servi des fous de Dieu pour asseoir son pouvoir, et les fous de Dieu se sont servi de lui pour assurer le leur. À cette fin, il les a installés aux premiers postes dans son dernier gouvernement, Itamar Ben-Gvir à la Sécurité nationale, un titre inventé pour lui, et Bezalel Smotrich aux finances, et, surtout, aux colonies. Ben-Gvir, voyou condamné pour terrorisme dont l’armée n’a pas voulu pour cause d’extrémisme, le jeune excité qui, en son temps, a brandi à la télévision l’ornement de capot de la Cadillac du premier ministre en promettant « d’atteindre Rabin » comme il a atteint l’objet, a aussitôt transformé la police en une milice à sa botte. Smotrich, partisan déclaré de l’expulsion des Palestiniens, s’est vu investir de l’autorité suprême sur les Territoires. De tous les péchés de Netanyahou, aller chercher les kahanistes et les messianiques dans les marches folles de la politique israélienne et les propulser au cœur du pouvoir, restera comme l’un des pires. Ces gens-là ne sont pas qu’un ajout indispensable à une coalition autrement introuvable ; la manœuvre a contaminé l’ensemble du camp supposément « national ». Le Likoud, parti plébéien autrefois séculier, s’est mué en un ramassis d’extrême droite religieuse, désormais indistinguable de ses partenaires. Une ligne droite mène de l’assassinat de Rabin à la prise de pouvoir par les fascistes, puis au coup d’État judiciaire qui a jeté une année durant les Israéliens dans les rues, puis au 7-Octobre et à la transformation d’une guerre juste en une interminable tuerie.

Yigal Amir peut se féliciter du travail accompli. Ses amis peuplent les ministères, la Knesset, une station de télévision populaire, des feuilles de chou, des sites d’« information » et des radios, et se livrent impunément à des pogroms quotidiens en Cisjordanie. Formé dans une yeshiva militaire de Cisjordanie, le nouveau patron du Shin Beth – oui du Shin Beth ! – fait partie du même écosystème, lui qui a proclamé que le pays était gouverné par une coterie de juges et que le messianisme « n’était pas un gros mot ». L’épouse de David Zini, tel est son nom, vient de publier un livre où elle exalte la « guerre sainte » de Gaza, et son beau-père, le rabbin Éliezer Kashtiel, a proclamé fièrement dans une de ses leçons : « Oui, nous sommes racistes. Bien sûr, il existe des races ; nous croyons au racisme. Il y a des races dans ce monde et les gens ont des caractéristiques génétiques. Cela nous oblige à réfléchir à la manière de les aider… Notre préoccupation est le Royaume des Cieux. Comment cela se manifeste-t-il ? En détruisant Amalek. Tous ? Oui, tous. Homme, femme, enfant, nourrisson, bœuf, brebis. »

Tels sont les amis politiques de notre Premier ministre. Un camp vaste, uni par la haine de tous ceux qui ne s’y reconnaissent pas, la gauche, bien sûr, mais aussi l’armée, les médias mainstream, les corps constitués, l’armée, et les familles des otages. En 2020, Nathan Eshel, un proche de Netanyahu, a vendu la mèche : « [Notre] public… qu’est-ce qui l’excite ? (…) Il déteste tout. C’est cette haine qui unit notre camp. » Inciter à la haine, l’entretenir, l’exploiter à ses fins – qui, mieux que Netanyahou sait s’y faire ?

Lorsque le roi Achab tue Naboth et s’empare de sa vigne, le prophète Élie le confronte : « As-tu tué, et hérité aussi ? » Eh ! oui, comme Achab dans le Premier Livre des Rois, « ils » ont tué et hérité. Mais comme lui, « ils » risquent de découvrir que l’héritage n’a qu’un temps. Le temps, nécessairement éphémère, des imposteurs.

Écrit par : Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël
Elie Barnavi

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