« Il était une fois, dans un grand bois, un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne. Le froid, la faim, la misère, et partout autour d’eux la guerre, leur rendaient la vie bien difficile. Un jour, la pauvre bûcheronne recueille un bébé jeté d’un des nombreux trains qui traversent sans cesse leur bois. « Cette petite marchandise » va bouleverser leur vie et celle de tous ceux qui vont croiser son destin, jusqu’à l’homme qui l’a jetée du train. Leur histoire va révéler le pire comme le meilleur du cœur des hommes… »
Peut-être aviez-vous acheté, en 2019, ce petit livre qui avait fait grand bruit à sa sortie. Jean-Claude Grumberg, l’auteur de La Plus Précieuse des marchandises (Éditions du Seuil), avait fondu son récit dans le moule d’un conte, à la lisière de l’Histoire et de la fable. Chacun avait alors lu ce récit, poignant et effroyable, avec ses voix et projections intérieures. « Plus qu’un conte, je parlerais d’un détournement de conte », ajuste Michel Hazanavicius, son ami de toujours. « Le dispositif trouvé par Jean-Claude est à la fois original et profond, mais il a surtout une puissance émotionnelle étonnante. Il me semble qu’adopter la forme du conte pour raconter cette histoire précisément, c’est à la fois incarner l’enfance dans le sujet et dans la forme, et c’est ce que j’ai essayé de prolonger en réalisant l’adaptation filmée. »
Pressenti pour porter le récit à l’écran, le talentueux réalisateur – qui ne connaissait rien aux films d’animation et qui n’avait pas pour projet de traiter un jour de la Shoah – a dessiné tous les personnages : « Le fait que je ne vienne pas du sérail a sans doute permis une forme de fraîcheur dans ma manière d’aborder le travail, mais ça a aussi forcément posé des problèmes. J’ai découvert qu’il y a une multitude de personnes qui travaillent sur chaque plan, et que chaque plan est une œuvre collective. » Les nombreuses hésitations et les différentes versions des dessins ont finalement donné un résultat magnifique.
Des ténèbres vers la lumière
C’est d’abord la voix de Jean-Louis Trintignant qui invite à entrer dans le film. Il ne s’agit pas d’une voix chaude et enveloppante qui prend la main pour avancer en confiance dans les bois, mais du timbre vaillant et vacillant d’un homme cassé et grandi par la vie. Dominique Blanc, Grégory Gadebois et Denis Podalydès insufflent la vie aux protagonistes, tandis que la musique guide les émotions, et vous prendrez bien une larme de chant yiddish, n’est-ce pas ?
Ce qui frappe ensuite, à l’image du texte original, c’est l’épure. Les dessins, sobres et sombres, qui rappellent la palette de Constant Permeke, sont inspirés des gravures des années trente, de l’esthétique de la peinture russe du XIXe siècle, du peintre illustrateur Henri Rivière, de la nature très graphique d’Ivan Bilibine, des yeux expressifs croqués par Gus Bofa puis par Jacques Tardi.
Ce voyage dans l’adaptation a également amené le réalisateur à revisiter son histoire familiale. Il s’est rendu plusieurs fois en Ukraine, en train, en hiver, et aussi à Auschwitz, sur les lieux de cet Enfer devenu musée, calme et touristique. Frappé par la présence des bouleaux silencieux, par le ciel bleu et ses nuages, par l’herbe et ces oiseaux qui ont tout vu, il a fait de cette nature indolente et des trains de déportation des « personnages » du film. La fumée, le feu, le brouillard figurent parmi les autres motifs majeurs.
L’œuvre et les cheminements de Michel Hazanavicius sont des plus intéressants. Si, dit-il en substance, la prise de vue réelle tente de faire croire qu’on dépeint la réalité, le film d’animation stylise et crée une distance assumée. Transposé à la représentation des camps d’extermination, il souligne cette bascule que nous sommes en train de vivre et qui nous fait passer de l’ère des témoins et des documentaires à celle des (ultra-)fictions de demain.
Mais ce que tend surtout à révéler le film, conformément au livre, c’est l’exceptionnalité de ces femmes et de ces hommes qui ont risqué leur propre vie pour en sauver d’autres. L’espoir porté par ces Justes, étincelles dans les ténèbres, effleure quasi tous les plans du film, en touches claires défiant l’obscurité. Dès lors, à chacun, petits et grands, de s’engouffrer, à travers ce chef-d’œuvre, dans ce que la vie peut offrir de plus tragique et de plus beau, un espace où les mots sont rares, à l’image de ces héros peu causants, dont le silence devient une forme d’intelligence.