Des VHS à Tiktok, la dynamique médiatique du djihad

Laurent-David Samama
Dans La Fabrique de la propagande terroriste (Éditions Hermann, 2024), Antoine Violet-Surcouf et Matthieu Creux, respectivement Directeur général de Forward Global et Spécialiste de l’influence et de la mobilisation sur Internet, expliquent comment le djihadisme a prospéré sur Internet.
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L’émotion est au pouvoir. Il suffit pour s’en convaincre d’allumer son écran de télévision et de mesurer la place du ressenti dans l’actualité : une place désormais déterminante, qu’il soit question de conflits armés, d’attentats terroristes, mais également de catastrophes naturelles, de faits divers, de campagnes électorales, d’événements sportifs de grande ampleur ou de n’importe quel emballement socioculturel. Aux stratégies du choc puis de l’indignation succède aujourd’hui l’ère de la sidération, un état quasi constant, mais pas banal pour autant. « Espoir à Mumbai, humiliation à Ifrane, peur à Londres », écrivait déjà Dominique Moïsi en 2008 dans son livre La Géopolitique de l’émotion (Éditions Flammarion, 2008). Depuis des décennies déjà, une certaine géopolitique émotionnelle s’était esquissée à l’échelle du monde : l‘Asie devenant le continent de l’espoir ; l’Islam, la communauté de l‘humiliation et l’Occident, le lieu de la peur. Une peur qui a par la suite gagné toutes les contrées, selon des dynamiques propres. Nous voilà désormais tous exposés et submergés par un tsunami de passions contradictoires, ressenti décuplé par la caisse de résonance planétaire que sont devenus les réseaux sociaux.

Une dynamique parfaitement comprise par la mouvance djihadiste, cette dernière ayant investi Internet avec une efficacité lui permettant d’acquérir une capacité de propagande sans précédent. Dans leur livre, La Fabrique de la propagande terroriste, Antoine Violet-Surcouf et Matthieu Creux illustrent de quelle manière les groupements islamistes radicaux sont devenus des experts en communication, et l‘effrayante facilité avec laquelle ils font connaître leur message et leurs actes va de pair avec l’étendue exponentielle de leur audience. Pour peu, on pourrait parler de marketing terroriste professionnel, tant les ficelles du buzz ont été comprises et recyclées avec succès par les adeptes d’Al-Qaida, Daesh et consorts. En partant de la déconstruction du storytelling terroriste, les auteurs s’appliquent à décrypter les méthodes d’un marketing de la peur mis en place pour effrayer autant que pour fasciner le grand public de même que pour recruter et mobiliser parmi une fan base activable selon les mêmes modalités que d’autres communautés plus anodines.

Un djihad 2.0 qui trouve ses racines plus loin qu’on ne l’imagine. Car avant de pouvoir s’appuyer sur la puissance de Twitter, TikTok ou Telegram, le djihad 1.0 affichait déjà ses ambitions. Il y a quarante ans, alors que les troupes soviétiques occupent l’Afghanistan, les djihadistes diffusaient déjà leur propagande audiovisuelle sur des cassettes VHS. C’est ainsi qu’en 1984, Oussama Ben Laden et Abdallah Azzam créent le « Bureau des services », une structure ayant pour mission d’encourager les musulmans – notamment ceux du monde arabe – à venir soutenir les moudjahidines afghans. Préfigurant les méthodes d’Al-Qaida puis de Daesh, ce Bureau des services, malicieusement surnommé « Abu Reuteurs », éditera une revue arabophone intitulée Al Jihad, largement diffusée loin de ses bases. Elle disposera également d’une modeste unité de production appelée mir’at al-jihad (Miroir du djihad), qui n’aurait produit que deux films de piètre qualité à en croire les spécialistes. Les nouveaux outils de communication permettront de passer à la vitesse supérieure. 

« De simple relais médiatique des actions violentes menées sur le terrain, la propagande s’est peu à peu hissée en tête des priorités stratégiques des organisations terroristes, au même titre que les attentats et les attaques armées », écrivent Creux et Violet-Surcouf. Faire et faire-savoir : on agit en même temps que l’on met en scène son action. À ce propos, les deux auteurs citent Laurence Binder, chercheuse et ancienne membre du Centre d’analyse du terrorisme : « Il y a de nombreuses citations, de nombreux posters, qui disent que le djihad des médias, c’est 50 % du djihad. »

Précis et documenté, l’ouvrage décrypte à la fois la propagande do-it-yourself, artisanale et narcissique du terroriste deux-en-un – « celui qui tient la caméra et brandira peut-être, le lendemain, le couteau tranchant des gorges. Celui qui sème la mort sur son passage, comme le terroriste de la basilique Notre-Dame de Nice, en octobre 2020, et enregistre ou diffuse en direct son crime sur les réseaux sociaux » – que la structure globale de Daesh, pensée comme une agence de presse étatique utilisant une pluralité de supports pour diffuser ses messages. Le tout constituant une somme précieuse pour mieux comprendre le phénomène djihadiste et son retentissement.

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