Il est évident que ce débat inquiète et met mal à l’aise les Juifs de Belgique. Dans ce climat parfois hostile, les Juifs doivent accuser deux chocs violents : l’accusation de plus en plus récurrente de cruauté, de barbarie et de sauvagerie d’une part, et la mise en demeure d’abandonner une tradition religieuse pratiquée pendant des siècles. Avec le sentiment étrange que cet abandon est devenu la condition de leur appartenance à une civilisation européenne dont ils font pourtant partie depuis plus de deux millénaires. Ce n’est donc pas un hasard si lors de son audition en 2017 devant la Commission de l’environnement du Parlement wallon examinant l’interdiction de l’abattage rituel des animaux sans étourdissement préalable, une députée CDH (Les Engagés aujourd’hui) a pu méchamment et grossièrement faire remarquer au Président du Consistoire israélite de Belgique qu’il n’était pas belge en lui disant : « Je reviens de chez vous. J’ai bien entendu qu’en Israël, c’est un Etat juif et démocratique. Nous sommes ici un état démocratique, nous avons des lois, des règles et ce n’est pas la religion qui va nous imposer ces règles » !
Ce débat semble effectivement alimenter un imaginaire confus mêlant réprobation légitime de la souffrance et vieux préjugés envers les Juifs. Avec cette certitude teintée de mauvaise foi qu’en dépit des opinions scientifiques encore divergentes sur la question, seul l’abattage avec étourdissement préalable résout définitivement la problématique de la souffrance animale. C’est oublier que celle-ci est omniprésente lorsque des bêtes sont maltraités dans des élevages intensifs. Elles souffrent également lorsqu’elles sont transportées dans des conditions déplorables vers les abattoirs où des cas de maltraitance défrayent souvent la chronique. Et surtout, les bêtes souffrent aussi lorsque l’étourdissement est accompli dans de mauvaises conditions.
Les Juifs peuvent aussi douter légitimement de la sincérité de certains représentants politiques qui prétendent ne pas supporter la souffrance animale mais voient dans la chasse une tradition à préserver. N’est-ce pas René Colin (Les Engagés), alors ministre wallon de l’Agriculture et de la Nature, très sensible à la souffrance animale occasionnée par l’abattage sans étourdissement, qui préconisait en avril 2019 sur les antennes de TV Lux l’organisation de « journées de découverte de la chasse, et ce même dans les écoles pour que les chasseurs puissent expliquer aux élèves qu’ils sont des alliés de la nature » !
En pensant placer les Juifs laïques devant leurs contradictions, certains mauvais esprits n’hésitent pas non plus à invoquer la laïcité pour les impressionner et justifier l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement. Ils se trompent lourdement car comme l’exprimait très justement Emile Poulat, un historien français spécialiste de la laïcité, « une société laïque suppose une certaine civilité des esprits et des mœurs ». Et c’est précisément cette civilité que la très laïque République française fait valoir lorsque dans l’article 1er de sa loi de séparation des églises et de l’Etat, elle affirme qu’elle « assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Il en résulte que la République française a parfois décidé d’adopter des réglementations spécifiques afin de garantir la liberté religieuse, notamment en prévoyant encore aujourd’hui une dérogation à l’obligation d’étourdissement avant la mise à mort. Pourquoi ne pas suivre l’exemple français et permettre aux Juifs, qu’ils soient laïques, libéraux ou orthodoxes, d’envisager sereinement leur avenir dans cette Europe qu’ils ont contribué à façonner depuis des siècles.