Les Éditions Signes et Balises ont publié récemment un livre rassemblant deux textes de Marcel Nadjary (1917-1971), Juif de Salonique, survivant du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau : Le Rouleau d’Auschwitz, rédigé en 1944, et un manuscrit de 1947, illustré de croquis. Ces écrits, enfin traduits en français et accompagnés d’un excellent appareil scientifique et critique, nous plongent dans l’histoire de la déportation des Juifs de Grèce et de la résistance des déportés juifs grecs du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau. Publié en avril par Signes et Balises, Louna. Essai de biographie historique, par Rika Benveniste, retrace le parcours d’une femme juive de Salonique, survivante de la Shoah et inconnue de l’histoire.
Marcel Nadjary combat les Italiens en 1940-1941. Les Allemands l’astreignent aux travaux forcés en juillet 1942. En 1943, ses parents et sa sœur sont déportés et assassinés à Auschwitz. Marcel s’échappe du camp de travail et rejoint la Résistance. Blessé au combat, il se réfugie à Athènes. Dénoncé, torturé, il avoue son identité juive. Transféré au camp de Haidari, il est déporté le 2 avril 1944. Son convoi arrive à Auschwitz le 11 avril. Sélectionné pour le travail, puis détenu en quarantaine, il est affecté au Sonderkommando, « commando spécial » de détenus assurant le fonctionnement des crématoires. Après l’échec de la révolte du Sonderkommando, Marcel rédige un texte qu’il enfouit près du Crématoire III, son lieu de travail : une lettre de douze pages, datée du 3 novembre 1944, qu’il adresse à ses proches pour témoigner sur l’industrie de la mort. Lors de l’évacuation d’Auschwitz, Nadjary et d’autres survivants du Sonderkommando parviennent à se mêler à la foule des prisonniers dans la marche de la mort. Arrivé à Mauthausen, puis transféré à Melk et Gusen, Nadjary est libéré par les Américains. Rentré en Grèce, il travaille dans un hôpital d’Athènes en 1947, et commence à écrire ses souvenirs de résistant et de survivant d’Auschwitz. Il se marie. En 1951, les Nadjary émigrent aux États-Unis. Devenu tailleur, Marcel meurt à New York d’une crise cardiaque le 31 juillet 1971.
Son témoignage de 1947 est publié en grec en 1991. Le 24 octobre 1980, un étudiant qui nettoie la zone de ruines du Crématoire III à Birkenau, trouve enfouie dans le sol une serviette en cuir avec le thermos contenant la lettre de Nadjary, fort endommagée par l’humidité. En 2020, le Musée d’Auschwitz publie la version intégrale du texte de ce « rouleau », enfin déchiffré grâce aux nouvelles techniques d’analyse multispectrale. Réalisée avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, la maison d’édition Signes et Balises reproduit en fac-similé l’intégralité des pages des deux manuscrits de Nadjary, avec en vis-à-vis leur traduction française par Loïc Marcou.
Les Grecs du Sonderkommando des crématoires
L’ouvrage rassemble des témoignages de Nelly et Alberto, enfants de Marcel Nadjary, ainsi qu’une remarquable série d’articles de mise en contexte historique des écrits du survivant grec du Sonderkommando. L’historien de l’art Georges Didi-Huberman, dans son essai sur la lisibilité des manuscrits de Nadjary, et en particulier de sa « bouteille à la terre » évoque, entre autres, la mémoire d’Alberto Errera, dit Alex, camarade de Marcel, et auteur des quatre photographies clandestines prises l’été 1944 au Crématoire V durant l’extermination d’un convoi de Juifs hongrois.
Tout comme ces célèbres clichés, seules images connues de la mise à mort à Birkenau, le « rouleau » de Nadjary, l’un des cinq écrits retrouvés « sous les cendres » de Birkenau est un acte majeur de résistance contre la barbarie nazie. Deux textes de l’historien Tal Bruttmann décrivent et situent avec précision les activités de Nadjary et des autres Grecs du Sonderkommando dans la topographie d’Auschwitz-Birkenau, au moment de l’arrivée massive des Juifs de Hongrie entre mai et juillet 1944.
L’historien Andréas Kilian, décrit la personnalité de Nadjary, résistant au Sonderkommando, à travers les souvenirs d’autres survivants. De même, Fragiski Ampatzopoulou (Université de Thessalonique) évoque la vie de « Marcel il loco », « le rire aux lèvres », même au cœur de l’horreur, ainsi que la lente découverte de ses écrits. Enfin, le traducteur, Loïc Marcou, analyse les particularités de la langue qu’utilise Nadjary pour transmettre son expérience de Birkenau : un texte rédigé en Grec par un Juif de Salonique, judéo-espagnol de langue et éduqué en français, truffant son récit de mots et d’expressions de la Lagersprache, ce parler allemand marqué d’emprunts aux diverses langues des concentrationnaires. Comme le précise Anne-Laure Brisac, directrice de Signes et Balises, cette excellente publication est le fruit d’une étroite collaboration avec sa camarade éditrice, Pierrette Turlais, fondactrice des Éditions Artulis : « C’est une coédition Artulis / Signes et Balises avec deux publications. Celle d’Artulis est une édition bibliophilique à tirage limité. Au fil du travail avec Loïc Marcou le traducteur, nous avons conçu le sommaire et décidé d’ajouter, outre les textes des autres auteurs, les annexes, chronologie, glossaires, etc. pour en faire un ouvrage de référence sur les Juifs de Grèce. »
Vie juive éradiquée par les nazis
Née à Thessalonique, Rika Benveniste, étudie l’histoire à Jérusalem et à Paris. Professeure d’histoire médiévale à l’Université de Thessalie, à Volos, ses travaux portent sur l’histoire juive en Grèce. Ses recherches sur la Shoah et l’après-guerre ont fait l’objet de publications en grec, en anglais et en allemand. Louna. Essai de biographie historique a reçu en Grèce le Grand Prix national de l’essai. Publié aussi en anglais, Yad Vashem, ce livre incontournable sur la vie juive à Salonique au XXe siècle, traduit en français par Loïc Marcou, vient de paraître aux Éditions Signes et Balises. Il relate l’enquête de Rika sur la vie de sa tante Louna, tapissière d’ameublement, pauvre et illettrée. L’histoire de cette parente éloignée, survivante des expériences médicales au Bloc 10 d’Auschwitz, puis libérée à Bergen-Belsen et rapatriée en Grèce via Bruxelles, a laissé peu de traces. Dans l’après-guerre, Louna loge pendant longtemps au dortoir Allatini, dépendant de la communauté juive. Elle finira sa vie dans la maison de retraite juive de la ville. L’historienne arpente l’histoire de Salonique, puise dans les archives de la communauté juive pour retracer le parcours de Louna depuis son retour d’Auschwitz. Explorant ses lieux de vie successifs, avant et après la Shoah, elle inscrit la biographie de Louna dans ses lieux de vie juive, évoque les quartiers juifs disparus, la vie juive au quotidien, les réseaux de sociabilité. Après 1945, les rares rescapés de la Shoah doivent survivre dans une ville dont la vie juive a été éradiquée par les nazis, avec la complicité des autorités locales, à l’image de l’énorme cimetière juif antique, détruit sur ordre des Allemands en décembre 1942, puis utilisé comme carrière, longtemps dans l’après-guerre. Magnifiquement édité, l’ouvrage se complète d’une cartographie des quartiers juifs de Salonique jusqu’en 1943.