La politique au temps du Coronavirus

Elie Barnavi
Le village global qu’est notre monde se hérisse de barricades, et, comme partout, Israël se mure. Dans ma ville, Tel-Aviv, c’est désormais Kippour tous les jours. Enveloppée d’un silence étrange, la « ville sans interruption » se calfeutre.
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La pandémie a du bon. Dans l’ensemble de la région, on dirait qu’elle a fait passer aux gouvernements l’envie d’en découdre. Les ennemis les plus acharnés respectent une sorte de trêve, voire coopèrent contre un virus qui n’a pas l’air de respecter frontières, religions et idéologies. Ainsi, Israël et l’Autorité palestinienne, voire le Hamas, partagent informations, savoir-faire et matériel médical. Détail cocasse, le site Politico du 15 mars nous informe que l’Etat islamique a appelé ses membres dans son organe al-Naba à se laver fréquemment les mains et à « se couvrir la bouche en cas de bâillement ou d’éternuement ».

En Israël, le coronavirus arrive à point nommé pour Netanyahou, qui se pose en roi thaumaturge. Communiquant en chef, c’est lui qui explique aux Israéliens, lors de messes télévisuelles quotidiennes, comment il convient de se laver les mains et quelle distance il faut respecter entre les individus. Entouré d’experts, éloquent, grave et précis, c’est l’anti-Trump. Sans majorité ni contrôle parlementaire, il amasse autant de pouvoir que lui permettent la panique de ses compatriotes, la soumission de ses troupes et la faiblesse de l’opposition. En pleine nuit, il autorise le Shin Beth à utiliser son formidable appareil de surveillance digitale pour suivre le moindre mouvement des porteurs du virus et de ceux qui les ont côtoyés. D’un trait de plume, son ministre de la Justice suspend les tribunaux, ce qui lui permet d’ajourner l’ouverture de son procès. Et le speaker de la Knesset, sur ses instructions, refuse d’autoriser le Parlement à mettre sur pied les commissions qui devraient lui permettre de fonctionner. Les derniers feux, inquiétants, d’un pouvoir à bout de souffle.

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Le troisième temps de ce cycle électoral s’est achevé comme les deux précédents, dans le mur. Pourtant, les Israéliens ont voté en masse, avec un taux de participation de plus de 71%. Le paysage politique s’est simplifié, puisque seules huit listes, certes composites, ont réussi à franchir le seuil fatidique de 3,25% et à accéder ainsi à la Knesset. Il n’empêche, aucun des deux « blocs » qui se font face n’est en mesure de former une coalition.

Avec 36 sièges, le Likoud de Benjamin Netanyahou a gagné quatre sièges par rapport au scrutin de septembre. Ses trois « alliés naturels » religieux ont conservé leurs positions. Au total, malgré l’exploit personnel du Premier ministre, le bloc des droites n’a réussi à décrocher que 58 sièges, soit trois de moins que la majorité requise.

Face à un bloc des droites qui obéit comme un seul homme à son chef, l’opposition se présente comme une collection de personnalités à l’idéologie floue et aux réflexes politiques incertains. Kakhol Lavan de Benny Gantz, donné gagnant par tous les sondages jusqu’à la dernière ligne droite de la campagne, est finalement arrivé second, avec 33 sièges. Son « allié naturel » à lui est la coalition ad hoc Travaillistes/Meretz/Gesher. Ensemble, Kakhol Lavan et gauche font 40 mandats – 39 en fait, puisque le minuscule Gesher vient de faire défection. Le centre gauche est loin du compte.

Pour espérer s’imposer, Gantz doit donc impérativement s’adjoindre deux autres formations : Yisrael Beiteinou de Avigdor Lieberman ; et la Liste unifiée, une coalition de quatre partis arabes. Lieberman, un ancien féal de Netanyahou dont la dévotion s’est muée au fil des ans en une inextinguible détestation, a joué la carte de l’opposition à la coercition religieuse. Sa solution : une grande coalition « nationaliste-libérale », sans religieux et sans Netanyahou. Le problème est que le bloc de droite a juré fidélité à celui-ci. Donc, arithmétiquement, même s’il se joignait au Kakhol Lavan et à l’alliance des gauches, et comme lui-même ne pèse plus que sept mandats, cela ne ferait que 46 sièges.

Les Arabes pourraient faire la différence. Leur Liste unifiée, c’est la plus belle réussite de ce scrutin. Conduite par deux politiciens remarquables, Ayman Odeh et Ahmad Tibi, portée par l’aspiration croissante des citoyens arabes d’Israël à l’intégration sociale et politique, et gonflée à bloc par la campagne haineuse du Likoud et de son chef, elle a doublé sa représentation en une année, pour engranger 15 mandats et se hisser à la troisième place à la Knesset. Aussi bien, la Liste unifiée est seule en mesure d’offrir au camp des anti-Netanyahou l’apport en sièges nécessaire pour chasser ce dernier du pouvoir. Comme de juste, ils viennent de recommander Gantz au président de l’Etat afin que celui-ci le charge de former la coalition. C’est déjà une petite révolution.

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En attendant d’y voir plus clair, quatre constats généraux s’imposent, et ils sont amers.

1. La gauche sioniste est la figure politique tragique de cette élection. En 1992, au moment où Yitzhak Rabin l’a emporté sur Yitzhak Shamir, le Parti travailliste et le Meretz s’adjugeaient ensemble 56 sièges ; aujourd’hui, ils en ont… six. Les raisons de cette débâcle sont diverses. Certaines tiennent au déclin mondial de la social-démocratie. D’autres sont particulières à ce pays, notamment l’effondrement du processus de paix et l’évolution de la démographie. Pour le parti de Ben Gourion et l’ensemble de la gauche sioniste, c’est le début de la fin.

2. Le pays est massivement de droite. Si l’on ajoute au bloc de Netanyahou le parti de Lieberman et l’essentiel de Kakhol Lavan, l’on obtient au moins 80 mandats sur les 120 que compte la Knesset. Ce n’est pas n’importe quelle droite. Dans ses trois principales composantes -ultraorthodoxe, national-populiste et religieuse-messianique-, c’est une droite qui ne reconnaît de la démocratie que le fait majoritaire et n’a que mépris pour les garde-fous de la démocratie libérale.

3. Voilà comment la démocratie israélienne a largement perdu ses défenses immunitaires. Près de la moitié de l’électorat a voté en toute connaissance de cause pour des partis qui se sont rangés derrière un homme inculpé de fraude et de corruption, mieux, ils lui ont offert davantage de sièges alors même que la date de l’ouverture de son procès venait d’être publiée. Ajoutons que cet homme est chef d’un parti qui compte au moins deux autres membres influents qui attendent aussi leur procès pour le même genre de turpitudes ; et qu’il est l’allié d’un autre (Shas) dont le dirigeant, Aryé Deri, est également inculpé, lui pour la deuxième fois et après avoir fait déjà de la prison pour le même délit. En fait, ce n’est pas en dépit, mais en raison de ses déboires avec la justice que Netanyahou a été plébiscité par ses partisans. Comme sous d’autres cieux, la haine des « élites » sert de tremplin aux populistes.

4. Enfin, sous l’apparence trompeuse d’une normalité de façade, une atmosphère de guerre civile prévaut, laquelle n’est pas sans rappeler les heures sombres qui ont précédé l’assassinat de Rabin. Les médias sociaux véhiculent un discours de haine parsemé de menaces explicites de meurtre à l’encontre de tout un éventail de « traîtres » qui englobe tous ceux, individus et institutions, qui ne se reconnaissent pas dans le camp du Premier ministre. D’anciens chefs du Shin Beth ont mis en garde publiquement contre le prochain assassinat politique. Il sera toujours temps après de mettre sur pied une commission d’enquête.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël