La folie, aurait dit Einstein, consiste à faire toujours la même chose et s’attendre chaque fois à un résultat différent. En avril de l’an dernier, Netanyahou a déclaré que nos étions « à un pas de la victoire ». La condition en était la prise de Rafah, dans le Sud de la bande de Gaza. Onze mois plus tard, en mars de cette année, Rafah détruite depuis longtemps mais le Hamas toujours là, une nouvelle offensive était censée nous offrir la victoire promise. Hélas, il a fallu déchanter.
Qu’à cela ne tienne, en mai, avec un nouveau chef d’état-major de Tsahal, le général Eyal Zamir, crédité de « l’esprit offensif » dont son timoré prédécesseur était supposément privé, Netanyahou lançait l’opération dite Chariots de Gédéon. Celle-ci a brillamment réussi à affamer les Gazaouis et assurer un peu plus le statut d’Israël de paria international, mais non à déloger les restes du Hamas qui s’en est trouvé plutôt conforté. Le vendredi 8 août, enfin, le cabinet de sécurité a décidé de la dernière en date des campagnes décisives : une opération majeure destinée à occuper la ville de Gaza au Nord et les camps de réfugiés dans le centre du territoire. À en croire le premier ministre, voilà qui assurerait enfin la « victoire totale » sur le Hamas.
À l’heure où je rédige ces lignes, l’armée a commencé une opération d’encerclement de la ville, mais il est impossible de dire si elle ira au-delà. Zamir, passé en un clin d’œil du statut de héros à celui de poule mouillée, est vent debout contre l’occupation totale de la ville, et l’a fait savoir sans ambages au cabinet. Pour Tsahal, déplacer l’ensemble des habitants, soit plus d’un million de personnes, vers des zones de repeuplement où il serait censé les prendre en charge, tout en subissant le harcèlement d’escouades de terroristes du Hamas, c’est un cauchemar opérationnel. Pour les otages, c’est un probable arrêt de mort. Pour la communauté internationale, c’est un crime de guerre massif.
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Les otages. Cinquante malheureux, dont une vingtaine de vivants qui pourrissent depuis bientôt deux ans dans les tunnels du Hamas. En ces jours de canicule, on peut imaginer ce qu’est leur calvaire. Inutile d’imaginer d’ailleurs. Début août deux vidéos sadiques ont mis en scène deux morts-vifs, Rom Braslavski et Evyatar David, deux squelettes vivants qui évoquent irrésistiblement les « musulmans » d’Auschwitz. Evyatar, muni d’une pelle, est en train de creuser sa propre tombe sur l’ordre de ses geôliers. Ces deux garçons auraient pu, auraient dû être rendus à leurs familles depuis longtemps. Netanyahou et ses laquais ne l’ont pas voulu. En mars dernier, ils ont violé le cessez-le-feu qui était censé conduire à la phase deux de la négociation, laquelle impliquait l’arrêt de la guerre et la libération de tous les otages. Depuis, un concept a défrayé la chronique : le « plan Witkoff », soit une formule de libération graduelle des otages dont Netanyahou s’est emparée car elle lui permettait de reprendre sa guerre. Le Hamas, échaudé, n’en a pas voulu et a proposé un plan global, arrêt de la guerre contre la libération de tous les otages d’un coup. À la mi-août, renversement des positions. Les médiateurs annoncent que le Hamas endosse un plan égyptien qui est un décalque de la formule Witkoff. C’est désormais Netanyahou qui se mue en un adepte enthousiaste de la solution globale, à laquelle il attache des conditions dont il sait parfaitement que le Hamas n’acceptera jamais : le désarmement immédiat de l’organisation terroriste, l’exil de ses chefs, le contrôle par Israël du quart du territoire. On tourne en rond, à dessein.
Netanyahou doit savoir que son « plan » – s’emparer de la totalité du territoire, le nettoyer des derniers restes du Hamas, récupérer les otages et transférer la responsabilité de la bande à une coalition arabe qui ne soit « ni Hamastan ni Fatahstan » – n’est ni fait ni à faire. Liquider une guérilla jusqu’au dernier de ses porte-flingues est une tâche dont une armée régulière est incapable de s’acquitter, à moins de tuer tous les hommes capables de tenir un fusil. Tenter de récupérer les otages par la force revient à les abandonner à leur sort. Et il n’y a aucune chance au monde qu’une coalition de volontaires arabes accepte de prendre en charge Gaza sans l’accord et la participation de l’Autorité palestinienne. Netanyahou sait tout cela, mais n’en a cure. Ce qui compte pour lui est de maintenir un peu plus sa coalition de fascistes et de fous de Dieu, durer autant que faire se peut. Démentant Abraham Lincoln, il a trouvé la formule magique qui lui permet de mentir à tout le monde, tout le temps. Un homme serait en mesure de mettre un terme à cette marche de la folie d’un seul coup de téléphone, et c’est Donald Trump. Peut-être s’y résoudra-t-il après avoir fait la paix en Ukraine, comme il a si bien commencé.
Il n’y a pas que Gaza. Il y a la Cisjordanie, qui est bien plus importante pour l’avenir des deux peuples qui se partagent cette terre. Or, là-bas, en « Judée-Samarie », à la faveur de la guerre de Gaza, le processus d’annexion rampante tend au point de non-retour. Ce processus a deux volets. L’un est local, laissé à l’initiative de colons pogromistes protégés par l’armée, et s’apparente à un nettoyage ethnique. L’autre est national, sous la férule de Bezalel Smotrich, chef du parti sioniste-religieux, ministre des Finances et, surtout, ministre délégué au ministre de la Défense en charge de la colonisation. Le 23 juillet, la Knesset a voté une résolution en faveur de l’annexion du territoire, en tant que « partie inséparable de la Terre d’Israël, la patrie historique, culturelle et spirituelle du peuple juif. » 71 députés sur 120 ont voté pour, seuls 13 – les partis arabes et les Démocrates, le parti de la gauche sioniste – se sont prononcés contre. Les deux formations d’opposition centristes, Yesh Atid de Yaïr Lapid et Bleu Blanc de Benny Gantz, se sont abstenues. Le 12 août, le Premier ministre en personne, lors d’une interview à la chaîne i24, est sorti de l’ambiguïté en déclarant être profondément attaché à la vision du Grand Israël.
Au même moment, le cabinet a définitivement approuvé un plan de construction massif dans la zone dite E1, à l’est de Jérusalem. Cette désignation administrative ne dit probablement pas grand-chose aux lecteurs de Regards, mais elle revêt une signification énorme pour l’avenir de cette contrée. Ce n’est pas un hasard si la communauté internationale, Américains en tête, ont exercé des années durant une pression constante pour empêcher Israël de s’en emparer. En effet, la zone, située entre les trois principales agglomérations palestiniennes – Ramallah, Jérusalem-Est et Bethléem – dont elle constitue les dernières réserves foncières, coupe la Cisjordanie en deux. Les Américains ne s’y opposant plus, et les autres ne comptant pour rien, on peut y aller. Comme l’a fort bien dit Smotrich, les quelque 3.500 appartements dont le gouvernement vient d’approuver la construction vont « enterrer l’idée d’un État palestinien, car il n’y aura plus rien à reconnaître. »
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« C’est un peuple qui a sa demeure à part, et qui ne fait point partie des nations » (Nombres 23:9). Jamais la prophétie de Balaam n’a paru plus actuelle. Israël est désespérément seul, en butte à l’opprobre universel. Il ne fait pas bon d’être Israélien à l’étranger par les temps qui courent, ni Juif chez soi.
Un peu partout, l’antisémitisme a relevé son mufle hideux. Que la guerre de Gaza serve de carburant à l’explosion antisémite, c’est l’évidence. Et Israël fait ce qu’il peut pour nourrir le monstre. Par ce qu’il fait, comme par ce qu’il dit. Israël n’a plus de diplomatie, mais une batterie d’injures. Comme le patriotisme selon Samuel Johnson, l’antisémitisme est le dernier refuge du scélérat. Lorsque toute critique des méfaits du gouvernement de Jérusalem est identifiée à l’antisémitisme, comment lutter contre l’antisémitisme ? Si les alliés historiques d’Israël, de Canberra à Paris et d’Ottawa à Londres et à Berlin, sont taxés d’antisémitisme au prétexte qu’ils s’apprêtent à reconnaître un État palestinien, qui n’est pas antisémite ? Trump, dont l’administration est truffée d’antisémites et de négationnistes notoires ? Et si Israël, qui a été créé pour apporter une réponse définitive à l’antisémitisme et se prétend le représentant de l’ensemble du peuple juif et son protecteur ultime, se proclame victime de l’antisémitisme, vers qui se tourner ?
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Je n’ai pas de conseils à donner aux Juifs de la Diaspora. Je sais que leur expérience est différente de la mienne. N’ayant pas à subir la haine antijuive au quotidien, je suis plus libre qu’eux de dire et écrire ce que je veux sur la politique de mon pays, que Thomas Friedman, dans le New York Times du 27 août, a défini en trois mots : « suicide, homicide, fratricide ». Et de chercher des alliés où qu’ils se trouvent. Sioniste pour les contempteurs d’Israël, traître pour les séides de Netanyahou – l’un d’eux a même porté plainte contre moi dans un commissariat de Jérusalem pour « propagande défaitiste en temps de guerre » –, je ne suis pas épargné non plus par des amis qui pensent comme moi, mais me reprochent de « faire le jeu de nos ennemis ». J’en prends mon parti. Face à un gouvernement destructeur qui nous mène à la destruction du Troisième Temple, je n’ai simplement pas le choix.
Mais je demande aux sceptiques de réfléchir honnêtement à trois questions : Les antisémites, les vrais, ont-ils vraiment besoin de moi pour leur fournir des arguments ? L’image d’Israël serait-elle plus avenante s’il présentait au monde une position monolithique ? Surtout, comment arrêter la marche à l’abîme si l’on ne fait rien pour secouer un monde inerte ?







