Dans Le livre d’Alice. Comment les nazis ont volé le livre de ma grand-mère (Éditions Anne Carrière), l’historienne allemande Karina Urbach retrace le parcours extraordinaire de sa grand-mère, Alice Urbach, une cuisinière juive à Vienne dont le livre de cuisine à succès a été « aryanisé » par les nazis.
Le parcours d’Alice Urbach est révélateur du sort des Juifs de Vienne au XXe siècle et de la place accordée aux femmes dans la bourgeoisie de l’époque, mais aussi marqué par la politique de spoliation du Troisième Reich, et le positionnement ambigu de nombreuses entreprises et instances allemandes, y compris des années après la fin de la guerre.
Née dans la bourgeoisie juive viennoise en 1886, Alice Urbach appartient à la même génération que Stefan Zweig et connait une enfance privilégiée malgré l’antisémitisme ambiant. Parce qu’Alice ne montre aucune disposition particulière, sinon pour la cuisine, elle passe rapidement de l’autorité d’un père aux yeux duquel elle a vainement cherché à exister, à celle d’un mari qui l’a choisie pour sa dot.
À la mort de ce dernier, elle se retrouve seule et démunie, mais libre, et entreprend de donner des cours de cuisine. Elle connait un tel succès qu’elle publie deux livres de cuisine dans lesquels elle partage ses recettes et conseils. Malheureusement, la fin des années trente marque une rupture brutale : son fils Otto s’engage dans le Shanghai Volunteer Corps (une force multinationale composée de volontaires assurant la protection de la concession internationale de Shanghai entre 1853 et 1942), Alice perd tout ce qu’elle possède au moment de l’Anschluss, et son jeune fils, Karl, est arrêté durant la nuit de Cristal. Elle parvient cependant à organiser leur fuite en Grande-Bretagne. Avec sa force de travail et son tempérament de battante, Alice devient cuisinière pour diriger ensuite une maison d’enfants, orphelins pour la plupart. Malgré son inexpérience, Alice se lance dans cette entreprise avec énergie et dévouement.
Dans un passage particulièrement émouvant, l’auteure décrit le contenu des valises de ceux qui arrivent à l’internat : des vêtements, des Tefillins, des livres, des jouets et des photos ; autant de gages d’amour qui vont permettre à la plupart de ces enfants de surmonter les épreuves. « Leurs parents les avaient aimés et avaient mis tous leurs espoirs dans leurs chances de poursuivre la meilleure vie possible. Ces enfants n’avaient pas d’autre choix que d’aller de l’avant ».
Un livre de cuisine aryanisé
De retour à Vienne après la guerre, Alice engage un combat ardu pour récupérer les droits de son livre de cuisine aryanisé et réédité sous le nom de Rudolf Rösch. Certains passages du livre ont été supprimés ou paraphrasés mais 60 % des textes étaient de sa plume, et les photos du livre montraient ses mains en train de préparer les plats ! L’éditeur a même publié plusieurs éditions du livre jusqu’en 1966 sans jamais reverser une partie des revenus à Alice Urbach. Et ce, bien qu’elle ait interpellé l’éditeur après avoir découvert son livre avec le nom d’un autre auteur dans une librairie viennoise en 1949.

Le texte de Karine Urbach dépasse de loin le cadre de l’enquête familiale. C’est une plongée dans un univers qui a basculé, où chacun doit trouver en lui-même les ressources pour survivre, se montrer capable de tout abandonner pour résister et se réinventer. C’est un récit passionnant et une leçon de résilience face aux bouleversements du monde qui résonne d’une manière particulière aujourd’hui. Un texte qui m’a accompagnée longtemps après en avoir terminé la lecture.






