07/10/2025
Regards n°1119

Libres d’obéir

Publié en 2020, Libres d’obéir (Éditions Gallimard) est rapidement devenu un bestseller vendu à plus de 60.000 exemplaires. L’historien Johann Chapoutot y décrivait l’influence du juriste et général SS Reinhard Höhn sur la pensée managériale d’après-guerre jusqu’à nos jours, fondée sur la productivité, la croissance et la jouissance matérielle. Les Editions Casterman ont publié cette année une adaptation en roman graphique de cet essai dont le propos est illustré par le récit de deux femmes cadres soumises à des pressions professionnelles.

Florence vient d’être engagée par Appal et découvre la vision « darwiniste » de son entreprise avec malaise. Annie a rompu avec ce système pour en avoir trop souffert : culpabilisation, effacement de soi, perte de valeurs, une exploitation qui a inévitablement mené à un épuisement professionnel profond. Encore fragile, elle tente d’aider son amie à percevoir l’engrenage toxique d’un tel système.

La lecture de l’ouvrage est édifiante. Chapoutot y dénonce les processus en jeu : manipulation, séduction, délégation des responsabilités, avec les notions de flexibilité et d’adaptabilité pour mots d’ordre. Le prix à payer n’est plus un secret aujourd’hui : déshumanisation, prédation, pollution et destruction. La force de la mise en garde de Johan Chapoutot tient aussi à son analyse historique de l’origine des pratiques managériales modernes, marquées par l’influence de l’ancien SS Reinhard Höhn, devenu Rudolf Haeberlein après la guerre. À l’époque, la question du management s’est posée comme un enjeu vital. Avec la diminution des ressources humaines à la suite de l’enrôlement massif, il a fallu repenser les pratiques et faire évoluer les conditions de travail. La notion-même de ressources humaines, Menschenmaterial (« matériaux humain »), traduit, pour Chapoutot, « une conception absolument abominable » de l’être humain, nié et réduit à l’état de chose.

Le choix des moyens mais jamais des fins

Comme beaucoup d’anciens nazis, Höhn a bénéficié d’une « virginité pénale ». Devenu administrateur, il a puisé dans son expérience militaire et idéologique pour fonder une école de management. Il séduit par son charisme, sa culture et son humour, et dispense une formation résolument pratique au profit de la nouvelle génération. Plus de 700.000 cadres ont été formés dans son école, issus de plus de 2.600 entreprises (Porsche, Volkswagen, BMW, …) afin d’y apprendre l’organisation du travail, la gestion d’entreprise et des ressources humaines. Höhn a élaboré un modèle hiérarchisé, dans lequel le supérieur ordonne, contrôle, observe, et où les subordonnés ont le choix des moyens, mais jamais des fins, prisonniers d’une injonction contradictoire : « la liberté d’obéir ». Suivent inévitablement les symptômes que nous connaissons bien aujourd’hui : anxiété, épuisement, burn-out, qui mènent à cette forme de démission intérieure extrême nommée bore-out.

Depuis la parution de son livre, Johann Chapoutot explique avoir reçu une correspondance étonnante, de la part de soignants (médecins, psychologues, psychiatres), de juristes (avocats, juges), mais également de syndicaliste, cadres et employés, autant de témoignages de la déshumanisation à l’œuvre dans le monde du travail et de la souffrance des personnes concernées. Pour cet historien, il est impératif de garder à l’esprit le lien entre nazisme et modernité : « Ce livre parle de nous, tout simplement parce que les nazis appartiennent à un lieu et à un temps qui sont les nôtres ».

Aux passages narratifs dans lesquels les lecteurs retrouveront des situations familières (les discussions entre les deux amies sur leur quotidien au travail, leurs difficultés à conjuguer vie professionnelle et vie familiale, leur questionnement existentiel), répondent des exposés plus théoriques, réflexions stimulantes et dérangeantes sur les origines idéologique de la pensée managériale contemporaine et ses objectifs. Cette alternance a été imaginée par le dessinateur, Philippe Girard. Elle permet d’illustrer les concepts abstraits par des mises en situation. Pour Girard, il était également essentiel d’introduire des figures féminines dans le roman graphique, à la fois pour rendre hommage aux auteures qui ont révolutionné les codes de la bande dessinée, et pour rappeler la place importante que les femmes occupent aujourd’hui sur le marché du travail, et dont elles sont souvent les premières victimes.

Les qualités graphiques de l’ouvrage méritent d’être soulignées. Une ligne claire, une exploitation sélective de la couleur et des choix de mise en page qui mettent en valeur aussi bien la transition entre les différents registres que la lisibilité de parties plus abstraites. Si Philippe Girard a délibérément choisi de reprendre les codes de la propagande nazie, c’est pour mieux les détourner. Par exemple, sur la couverture de l’ouvrage, rouge et noire, une femme avance au centre de rouages qui évoquent à la fois une croix gammée et la roue d’un hamster.

Écrit par : Tamara Weinstock

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