Comme on sait, Israël va s’offrir le 1er novembre son cinquième scrutin en trois ans. On aimerait pouvoir dire que ce sera le dernier avant le terme normal de la prochaine législature, mais rien n’est moins sûr : si l’on en croit les sondages, aucun des deux camps qui se disputent les suffrages des électeurs n’est assuré d’atteindre la barre fatidique de 61 sièges à la Knesset, soit la moitié plus un.
Or, ces deux camps ne sont pas organisés selon des lignes idéologiques ou de programme politique, mais en fonction d’un critère unique : pour ou contre Benjamin Netanyahou, alias « Bibi ». Lequel n’a qu’un objectif et un seul : obtenir une majorité, aussi étriquée soit-elle, qui lui permette de peser sur l’issue du procès pour corruption auquel il fait face, peut-être même, qui sait, y mettre un terme d’une façon ou d’une autre. L’affaire, pense-t-il, n’est pas impossible : dans un premier temps, il s’agirait d’émasculer la Cour suprême pour l’empêcher de disqualifier des lois jugées inconstitutionnelles ; dans un second, concocter une loi qui interdise de mettre en examen, fût-ce rétroactivement, un premier ministre en exercice, et le tour serait joué.
Pour aboutir à ce résultat, il était impératif de mettre son camp en ordre de bataille, de manière à ce qu’aucune voix susceptible de se porter sur l’une de ses formations ne se perde. Quand perd-on des voix ? Quand un parti ne franchit pas le seuil électoral fixé à 3,25%. D’où l’importance vitale de procéder à des regroupements. Bibi s’y est employé, en trois étapes. D’abord, il a forcé la main aux fondamentalistes de « Sionisme religieux » et aux kahanistes de « Puissance juive », autrefois mis hors la loi par décision de la Cour suprême pour cause de racisme, en allant jusqu’à inviter leurs chefs à lui rendre visite chez lui. A ces deux-là il a joint une minuscule formation dite No’am, dont la misogynie, l’homophobie et la haine du judaïsme réformé tiennent lieu de programme. Cette fois, l’ancien premier ministre et actuel chef de l’opposition s’est déplacé en personne pour rendre visite au rabbin qui fait office de chef « spirituel » de ce gang répugnant. Enfin, devant la perspective effrayante pour lui d’une division au sein de l’ultra-orthodoxie, il a promis à ses chefs ce qu’il fallait pour les amener à continuer de concourir sur une liste unique.
Cette dernière manœuvre demande un mot d’explication, car elle est peut-être encore plus lourde de signification que les précédentes. Il faut savoir que les haredim possèdent leurs propres réseaux d’écoles. Le système est dit « indépendant », et, comme son nom l’indique, n’en fait qu’à sa tête en ignorant superbement l’injonction du ministère de l’Education d’enseigner à ses élèves les maths, l’anglais et les sciences, soit les matières de base de l’enseignement moderne. On en voit bien les conséquences : pour les rabbins, c’est la perpétuation de leur pouvoir sur les corps et les esprits des jeunes générations ; pour ces dernières, incapables de s’insérer dans une économie de la connaissance, c’est la promesse d’une vie de pénurie. Or, sous la pression d’un nombre croissants de parents haredim, l’édifice commence à se fissurer, à tel point que la puissante hassidout (cour hassidique) de Belz a dernièrement accepté d’introduire dans ses écoles l’enseignement fondamental en question en échange d’un financement accru du ministère de l’Education. C’est cette décision, qui a fait grand bruit en Israël, qui a provoqué la scission au sein de la liste haredi jusqu’alors unitaire. Et c’est cette scission qui a mis Bibi en action. Qu’à cela ne tienne, a-t-il dit en substance aux audacieux, restez unis et, moi élu, je ferai en sorte que pas un shekel ne manque à vos écoles, matières de base ou pas. Cela a marché. L’avenir de ces enfants ? Celui de la start-up nation, où, d’ici trente ans, les haredim devraient compter pour près du tiers de la population ? Bibi a d’autres soucis, bien plus pressants.
Face au bloc bibiesque, bien cousu ensemble et solidement amarré à la personne de son chef, le camp d’en face fait pitié à voir. Idéologiquement, ses composantes tirent à hue et à dia, et seules lui sert de ciment la détestation de Netanyahou et la peur panique de le voir revenir au pouvoir. Ce n’est pas suffisant pour leur imposer un minimum de discipline. Le chef nominal du bloc, et accessoirement premier ministre en exercice, Yaïr Lapid, a beau diriger la principale formation du camp, la plus disciplinée et celle qui dispose du groupe parlementaire le plus important, lui-même a eu beau faire preuve de qualités politiques insoupçonnées, rien n’y fait ; les autres chefaillons, Benny Ganz en tête, le dédaignent et convoitent ouvertement sa place. Ils seront califes à la place du calife, ou rien.
Les partis arabes, alors même que les intentions de vote de leurs électeurs n’ont jamais été aussi basses, ont encore trouvé moyen de se diviser, les nationalistes de Balad d’un côté, les islamistes de la Liste arabe unie – celle-là même qui a rejoint la présente coalition – d’un autre, et l’alliance des deux derniers, communistes de Hadash et centristes de Ta’al, d’un troisième.
Quant à ce qui reste de la gauche sioniste, ça végète péniblement au-dessus du seuil électoral, ce qui n’empêche pas la cheffe des travaillistes, Merav Michaeli, de se prendre pour la vraie incarnation de Ben Gourion et de refuser avec hauteur de s’allier avec le Meretz de Zehava Galon.
Cela dit, les péripéties préélectorales de la gauche ne sont qu’un symptôme de son état de décomposition avancée. En voici un autre : le mois dernier, le chanteur Aviv Geffen s’est produit dans la colonie de Beth El. A cette occasion, la tête couverte d’une kippa, il a demandé pardon aux colons de leur avoir manqué : « J’ai pris un chemin personnel qui ne fut pas facile ni court, jusqu’à atteindre la profonde compréhension que vous, mes frères, et moi-même avons été séparés de nombreuses années durant à cause de mon ignorance. J’ai essayé d’être aimé de mon public et j’ai parlé sans rien savoir et pour diminuer l’Autre. » Aviv Geffen n’est pas n’importe qui. Ce fut une icône de la gauche, rejeton d’une illustre famille travailliste, objecteur de conscience et le chanteur qui a fouetté la ferveur de la foule lors de la manifestation monstre à la fin de laquelle Rabin fut assassiné. Quel symbole qu’un tel homme se produisant à Beth El ! Il reste à espérer que ce chemin qu’il dit avoir parcouru n’est pas celui de l’ensemble de la société israélienne, un chemin sans retour.
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Curieux destin de Gorbatchev, mort le 30 août. Il est peu banal, en effet, d’être célébré à l’étranger et honni chez soi. En Occident, il fut le liquidateur de ce que Reagan a appelé « l’empire du mal » et le libérateur de peuples opprimés, nous Juifs compris. Tout cela, pratiquement sans violence, ce qui, au regard de l’histoire russe, est extraordinaire. En Russie, il est généralement considéré comme un chef failli qui s’est laissé manipuler par ses ennemis, a provoqué la dissolution de l’URSS, pour Poutine « la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle », et permis la descente du pays dans l’anarchie et l’insignifiance.
Quel que soit le jugement que l’on porte sur l’homme et son action, ce qui frappe l’historien que je suis est la propension des hommes à s’embarquer dans des aventures dont ils mesurent mal les conséquences. « Les hommes font l’histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font » a dit Marx, repris par Raymond Aron. Gorbatchev est l’illustration parfaite de cet aphorisme. Il a lancé ses deux concepts fétiches, la glasnost et la perestroïka, non pour détruire l’Union soviétique et le « socialisme », mais, tirant de leur épuisement les conclusions qui s’imposaient, pour les réformer afin d’en assurer la perpétuation. Ce qu’il n’avait pas compris est qu’on peut à la rigueur réformer un gouvernement, mais jamais un régime. On ne change pas un régime politique quel qu’il soit, autoritaire ou démocratique, qu’en le détruisant. La seule réforme possible, est la révolution.
Produit d’une Russie dont a accouché une révolution gorbatchevienne mal faite car méconnue, Poutine semble l’avoir compris à sa manière. Et, il faut l’espérer, à ses dépens.
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Tout près de chez moi, à Tel-Aviv, le siège de l’Organisation sioniste mondiale arbore un immense profil de Theodor Herzl avec ces mots : « 125 ans de sionisme. Et ce n’est que le début ». Cette fière inscription m’a plongé dans un abîme de perplexité. 125 ans, je vois bien, c’est le temps qui s’est écoulé depuis le premier Congrès convoqué à Bâle par le fondateur du sioniste politique – un anniversaire que viennent de célébrer en grande pompe, sur les mêmes lieux, les pâles bureaucrates anonymes qui se prétendent ses héritiers. Mais le « début » de quoi ? Une question que je laisse ouverte à l’intention des lecteurs de Regards. Assortie de celle-ci : que penserait Herzl, ce grand bourgeois libéral, qui entendait confiner « les militaires dans les casernes et les rabbins dans les synagogues », en voyant les vermisseaux qui se tortillent en son nom couvrir leurs turpitudes du manteau du sionisme ?
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Voici un autre anniversaire, sinistre celui-ci : le cinquantenaire du massacre des onze athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich, le 6 septembre 1972. Comme pour toutes les grandes tragédies, chacun se souvient de l’endroit précis où il se trouvait lorsqu’il l’apprit – moi, c’était sur les routes de Provence. Un mot sur trois des principaux protagonistes du drame : les hôtes, la « communauté olympique » et Israël. Les Allemands ont été minables de bout en bout : à l’effroyable incompétence dont se sont rendus coupables les autorités du village olympiques et les forces de l’ordre, le gouvernement de Bonn a ajouté pour faire bonne mesure la veulerie à l’égard des terroristes et la pingrerie. Ce n’est qu’au tout dernier moment, à la veille de l’anniversaire qui a réuni sur les lieux du crime les présidents de la République fédérale et de l’Etat d’Israël et les familles des victimes, qu’ils se sont décidés à augmenter les indemnités au départ dérisoires qu’ils estimaient leur devoir. D’examen de conscience, point. La « communauté olympique », elle, n’a eu de cesse d’oublier ce fâcheux accident de parcours ; la fête a continué comme s’il ne s’était rien passé. Et Israël, seul comme jamais, a fait ce qu’il sait faire : le gouvernement de Goda Meir a lancé les Mossad sur les traces des tueurs de Septembre noir, ceux-là mêmes que les autorités allemandes s’étaient empressées de libérer au bout de deux mois et demi d’emprisonnement. Des années plus tard, en 2005, Spielberg et son scénariste Tony Kushner ont signé un film grotesque, intitulé simplement Munich, dont j’ai fait un compte-rendu rageur dans Marianne. Triste anniversaire. ©The national photo collection
Bien dit, à la suite de ces erreurs (fautes ?), quel conseil donnez-vous?