On peut tout faire avec des baïonnettes…

Elie Barnavi
Bloc-notes de Elie Barnavi
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Ce n’est pas encore la troisième Intifada, mais cela commence à y ressembler furieusement. Le nord de la Cisjordanie, autour des centres névralgiques de Djénine et de Naplouse, échappe largement au contrôle d’une Autorité palestinienne exsangue, et elle est livrée aux bandes armées locales que le Hamas tente de manipuler. Tsahal y conduit des raids quotidiens pour arrêter des militants soupçonnés de préparer des attentats, raids qui dégénèrent en batailles rangées. Le dernier, dans le camp de réfugiés de Djénine, le lundi 19 juin, a mal tourné. Un véhicule militaire a sauté sur une charge explosive, et l’affrontement qui s’en est suivi a fait sept blessés israéliens, sept morts et une centaine de blessés palestiniens. Pour la première fois depuis la deuxième Intifada, voici vingt ans, un hélicoptère est intervenu pour dégager les troupes au sol. Les attentats meurtriers contre les colons se suivent à un rythme croissant. Au moment où je rédige ces lignes, on vient d’enterrer les quatre victimes d’une fusillade près de la colonie d’Eli, au nord de Ramallah.

Comme toujours, les représentants des colons dans le territoire et au sein du gouvernement exigent une riposte à la mesure de l’outrage : lancer une opération d’envergure pour « éradiquer une fois pour toutes les nids terroristes ». N’est-ce pas ce qu’ils ont promis à l’époque où, dans l’opposition, ils fustigeaient la faiblesse coupable du gouvernement ? Le problème est qu’une opération de ce type serait coûteuse en vies humaines et ne résoudrait rien. Lorsque, en avril 2002, le gouvernement Sharon a lancé l’opération Bouclier défensif, il s’agissait de mettre un terme à une campagne de terreur centrée sur les attentats suicides à l’intérieur d’Israël et dirigée par des mouvements fortement structurés et clairement identifiables. Aujourd’hui, on a affaire à une nébuleuse de groupuscules sans affiliation précise qui se reforment aussitôt démantelés. Voilà pourquoi la hiérarchie militaire est réticente à s’embarquer dans une aventure au succès pour le moins incertain. Coincé entre sa coalition de têtes brûlées, les généraux et les Américains qui le pressent de ne rien faire de stupide, Netanyahou, comme à son habitude, navigue à vue.

Evidemment, s’il y avait une solution militaire au terrorisme, cela se saurait. Dieu sait pourtant que nous avons essayé. Le différentiel de puissance entre Israéliens et Palestiniens est incommensurable, et pas seulement en termes de puissance brute. Jamais dans l’histoire des occupations militaires l’occupant n’a eu un tel ascendant sur l’occupé. Le Shin Beth sait ce qui se passe chez eux dans chaque village, dans chaque quartier, voire dans chaque maison. Alors, pourquoi cela ne marche pas ? Parce que, aurait dit Talleyrand, « on peut tout faire avec une baïonnette, sauf s’asseoir dessus » La solution ? Quitter cette position pour le moins inconfortable. Mais voilà, notre gouvernement facho-messianique adore les baïonnettes.

Réduite à sa plus simple expression, la violence palestinienne est le résultat de l’incapacité des parties à concevoir la moindre percée diplomatique. La colonisation des Territoires se poursuit à un rythme soutenu. Finies les contorsions embarrassées des gouvernements précédents ; « l’édification de l’ensemble d’Eretz-Israël » est désormais le projet officiellement proclamé du pouvoir, tous partis confondus. Fin mai, au mépris des mises en garde internationales, des droits de propriété palestiniens comme de la Loi de désengagement de 2005, les colons sont revenus à Homesh, l’une des quatre colonies du nord de la Samarie évacuées à l’époque. Simple mise en bouche. Le dimanche 18 juin, le gouvernement a adopté une résolution en vertu de laquelle Bezalel Smotrich, ministre des Finances et ministre au ministère de la Défense en charge de la Cisjordanie, aura désormais la responsabilité exclusive des permis de construire dans les Territoires. Jusqu’ici, ces permis relevaient du ministre de la Défense, l’armée étant selon la loi internationale le souverain dans les Territoires occupés. La procédure était longue – pas moins de quatre étapes et autant de permis. Smotrich, le représentant officiel des colons au cabinet, va grandement simplifier tout cela. Il a déjà promis de doubler le nombre de colons avant la fin de la législature. Gageons qu’il va tout faire pour y parvenir.

Il est tentant d’accabler ce gouvernement de tous les maux de l’occupation. Et il est vrai que son idéologie jusqu’au-boutiste, sa brutalité, son mépris des droits humains en général et des droits des Palestiniens en particulier – « les Palestiniens ? » a lancé Smotrich devant une audience d’extrême droite à Paris, le 19 mars, « ce n’est qu’une invention » –, les pogroms quasi quotidiens perpétrés par ses partisans, justifient amplement la colère et le dégoût de ses détracteurs. Mais il n’est que justice de rappeler que ce gouvernement et son programme ne sont pas nés par génération spontanée. Cela fait plus d’un demi-siècle que l’occupation s’est progressivement imposée comme une fatalité à l’immense majorité des Israéliens, sinon comme leur unique projet national.

Pendant ce temps, la « réforme » judiciaire du gouvernement continue son bonhomme de chemin, cahoteux comme le gouvernement lui-même. Comme tout se tient et que l’un de ses objectifs est bien de rendre ledit projet national irréversible, je m’apprêtais à en dire deux mots. J’y reviendrai, bien sûr, le moment venu. Mais, en attendant, deux autres sujets me paraissent plus intéressants, sinon plus urgents. L’un est un projet de loi qui concerne les haredim, l’autre, un rappel historique.

À tout seigneur tout honneur, les haredim (Juifs ultra-orthodoxes) d’abord. À la mi-juin, la Knesset a adopté en lecture préliminaire une loi assimilant « l’incitation contre la population haredi » à l’incitation au racisme. Dans sa formulation actuelle, en effet, la loi ne reconnaît le racisme que lorsqu’il s’agit de la couleur de la peau ou de l’origine ethno-nationale de ses victimes. Or, expliquent les promoteurs de la nouvelle mouture, les haredim sont différents par leur accoutrement et leurs coutumes. CQFD. Cela fait belle lurette que toute critique des manifestations de l’autonomie des ultraorthodoxes, du refus de la conscription de leurs jeunes à la rapacité de leurs politiciens en passant par leur rejet de l’enseignement de base dans leurs écoles, déclenche automatiquement de la part de leurs porte-parole l’accusation d’« antisémitisme », pas moins. Les voici parés des vertus de l’antiracisme.

À l’évidence, c’est une absurdité. Les haredim ne constituent pas un groupe ethnique, encore moins un groupe racial. C’est une communauté religieuse, un courant au sein du judaïsme. Victimes du racisme ? Toutes les études d’opinion montrent qu’ils forment la population la plus raciste d’Israël. Leurs jeunes ont fait un sport de leur habitude à cracher sur les prêtres et religieux chrétiens à Jérusalem, ils harassent les femmes qui prétendent prier au Mur des lamentations, couvrent d’injures Juifs réformés et massortis, auxquels ils refusent jusqu’à la qualité de juifs. À cause d’eux, Israël est le seul pays au monde où des juifs, le gros du judaïsme contemporain, ne jouissent pas de la liberté religieuse. Joli paradoxe, non ?

Le rappel historique maintenant. Dans Haaretz du 21 juillet, Ofer Aderet rend compte de documents, récemment exhumés des Archives de l’État, qui éclairent un épisode connu, mais mal, du Yishouv au temps de la Seconde Guerre mondiale : les tentatives de rapprochement des Combattants pour la liberté d’Israël (Leh’i selon l’acronyme hébraïque), avec l’Italie fasciste, voire avec l’Allemagne hitlérienne. Vers la fin de 1940, des agents du Leh’i ont rencontré à Beyrouth un représentant du ministère allemand des Affaires étrangères, auquel ils ont proposé une « participation active » de la milice à l’effort de guerre nazi, fondée sur un « partenariat d’intérêts », en allant jusqu’à évoquer « l’établissement de l’État juif historique sur une base nationale totalitaire, dans une alliance avec le Reich allemand. » Pour des raisons évidentes, rien n’est sorti de cette idée saugrenue, conçue par le chef du Leh’i, Avraham « Yaïr » Stern et partagée par d’autres chefs de la milice, dont Yitzhak Shamir, futur chef du Likoud et Premier ministre.

Si je rappelle cette étrange histoire c’est parce qu’elle a des correspondances troublantes avec notre époque, puisque les dirigeants de l’État juif, Netanyahou en tête, entretiennent des relations affectueuses avec tout ce que la planète compte d’antisémites et de nazillons. De tous temps, le nationalisme rend idiot.

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Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël