En route pour la “victoire totale”. De qui ?

Elie Barnavi
Le bloc-notes d’Élie Barnavi
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Avant de rédiger ce premier bloc-notes de la rentrée, j’ai relu celui d’avant les vacances (« Éviter l’extension du domaine de la guerre », Regards n°1107). J’ai eu le sentiment pénible que, à quelques virgules près, j’aurais pu le signer aujourd’hui. Pendant ces deux mois, en effet, Israël s’est agité comme une mouche dans un bocal, et avec la même efficacité.

Les opérations dans la bande de Gaza se poursuivent sans désemparer, l’armée revenant régulièrement sur les lieux supposément « nettoyés » de la présence du Hamas pour en déloger des cellules armées qui réapparaissent comme les champignons après la pluie. Dans le Nord, les échanges de tir quotidiens avec le Hezbollah montent en puissance, sans franchir pour l’instant le seuil, par ailleurs indéfinissable, au-delà duquel l’affrontement se muera en véritable guerre. Les otages se languissent toujours dans les tunnels du Hamas. Du moins ceux qui sont toujours en vie. Ce matin du 20 août, Tsahal a rapatrié six cadavres. Il reste donc cent-neuf otages, dont moins de la moitié vivante. Et, bien sûr, dans le Nord et le Sud, des morceaux du territoire en principe souverain de l’État juif sont toujours vides de leurs habitants, quelque cent mille citoyens refugiés dans leur propre pays.

Cependant, cette impression d’immobilité n’est que cela, une impression. Si le décor ne change guère, les acteurs agissent. Fin juillet, le « bras long d’Israël », selon l’expression consacrée, a atteint deux personnages considérables : le 30, à Beyrouth, Fouad Chokr, le chef d’état-major du Hezbollah ; et le lendemain, à Téhéran, Ismaïl Haniyeh, le chef du bureau politique du Hamas. Peu d’Israéliens doutent de la justification morale de ces deux assassinats ciblés, exécutés avec l’époustouflante maestria des renseignements, de l’armée et des services que l’on connaît. (Où diantre était-elle passée, cette légendaire maestria, le 7 octobre ?) Mais leur justification stratégique est moins évidente, certainement pour le premier. Malgré ses titres ronflants, Haniyeh avait peu de prise sur la politique du mouvement terroriste, dont seul Yahya Sinwar a la maîtrise. Mais il était le visage « présentable » du mouvement et son représentant auprès des puissances impliquées dans la négociation avec Israël. Pis, le liquider au cœur de Téhéran, alors qu’il était l’invité du régime à l’inauguration du président fraîchement élu, Masoud Pezeshkian, était une humiliation insupportable qui ne laissait d’autre choix aux Iraniens que de réagir. Si le Hezbollah l’a déjà fait, l’Iran patiente encore. Grâces en soient rendues aux pressions massives des Américains, qui ont mobilisé tout ce qu’ils ont d’amis dans la région pour prévenir une déflagration d’ampleur. Mais les ayatollahs et leurs alliés ont d’ores et déjà enregistré un succès non négligeable : Israël attend, dans l’angoisse, le coup qui devrait lui tomber sur la tête.

Les impératifs de la rédaction étant ce qu’ils sont, ce papier doit partir avant que nous sachions à quelle sauce nous serons mangés. Avant que l’on soit fixé, aussi, sur le sort des négociations qui viennent de s’engager, à Doha puis au Caire, sur un éventuel cessez-le-feu et la libération des otages. Ce nouveau round est présenté par le secrétaire d’État américain comme celui « de la dernière chance », et il l’est peut-être. Les termes en sont à peu près les mêmes que le plan en trois phases avancé par le président Biden en mai dernier. Le Hamas, qui a subi des coups sévères et qui a grand besoin d’un répit, s’est résigné à ne pas exiger le retrait immédiat de Tsahal du territoire, en échange d’un engagement américain à obtenir de son allié la cessation des hostilités. Mais Netanyahou a posé deux nouvelles exigences : la perpétuation du contrôle israélien du couloir de Philadelphie et du passage de Rafah à la frontière égyptienne, et celle du couloir de Netzarim qui coupe en deux la bande dans le sens est-ouest, afin de prévenir le passage d’éléments armés qui se dissimuleraient dans la foule des réfugiés remontant vers le nord. Il sait que les Égyptiens rejettent la première, et le Hamas, la seconde. L’armée l’assure qu’elle peut remplir sa mission sans ces deux conditions. Pourquoi s’y accroche-t-il donc ? Eh bien, pour repousser autant que faire se peut l’échéance du cessez-le-feu. Il sait que le prix de la poursuite de la guerre se paiera en sang, et d’abord celui des otages. Il sait aussi que le Hamas espère toujours une extension du conflit qui réaliserait enfin son vieux rêve d’une « unification des fronts » contre Israël. Mais il s’en moque. L’essentiel est la survie de sa coalition. La pression américaine fera-t-elle la différence ? Nous serons bientôt fixés.

Je disais dans l’une de mes dernières chroniques que l’État d’Israël perdait la guerre contre le Hamas et j’essayais de montrer pourquoi. Mais il est surtout en train de perdre la guerre contre l’État de Judée, qui lui dévore le foie. Cette guerre intestine a démarré il y a plus d’un demi-siècle, quand les fous de Dieu, réveillés de leur torpeur historique par la conquête du cœur de l’Israël biblique, ont lancé leur entreprise de colonisation. Elle a connu une brusque accélération avec la constitution du dernier gouvernement Netanyahou et sa tentative de coup d’État judiciaire. Et elle est entrée dans une nouvelle phase, peut-être décisive, à la faveur de l’autre guerre, celle contre le Hamas, dont la victoire finale de l’État de Judée est désormais le seul objet.

Si le coup d’État judiciaire lancé le 4 juin 2022 a momentanément été mis en échec par un remarquable mouvement populaire, un autre coup constitutionnel, celui-là pleinement réussi, eut lieu en Cisjordanie occupée à la faveur de la guerre de Gaza. En mai dernier, dans l’indifférence générale, un ordre signé par le général commandant du front Centre, dont relève la Judée-Samarie, a transféré à un féal de Bezalel Smotrich, ministre des Finances et ministre au sein du ministère de la Défense en charge des implantations, les pouvoirs civils qui étaient jusque-là aux mains de l’armée en tant que souverain des Territoires occupés. C’est, à toutes fins utiles, une annexion en bonne et due forme.

Cependant, afin d’assurer la victoire des zélotes au-delà de la Ligne verte, il leur faut la consolider en-deçà. C’est le sens de l’assaut de l’État de Judée qui se déploie contre tous les corps constitués de l’État d’Israël, considérés comme autant de repaires de traîtres qui se mettent au travers de la « victoire totale » promise par le Premier ministre, et auxquels on promet tantôt la prison, tantôt la corde. La police est déjà bien prise en main par Itamar Ben Gvir, le ministre suprémaciste de la Sécurité nationale ; les autres bastions d’une « gauche » fantasmée attendent leur tour. La justice, la presse, l’Université, l’échelon professionnel des ministères, sont dans le viseur.

Mais c’est surtout l’armée, jadis la vache sacrée de la nation, qui excite la convoitise des zélotes. Désormais, les attaques de la coalition, ministres en tête, contre le chef de l’état-major général, le ministre de la Défense, un ancien général lui aussi, et la procureure générale de Tsahal, sont quotidiennes. Les deux premiers sont coupables de préférer le sauvetage des otages à la poursuite d’une guerre qu’ils savent désormais sans objet ; la dernière, d’oser rappeler que l’armée n’est pas une horde assoiffée de vengeance au service d’une idéologie jusqu’au-boutiste.

Des manifestants d'extrême droite s'opposent à une enquête sur les abus présumés d'un détenu palestinien par des réservistes de l'armée israélienn, dans le complexe militaire de Beit Lid, dans le nord d'Israël.

Lorsqu’elle a envoyé la police militaire pour arrêter des réservistes soupçonnés d’avoir violé un détenu palestinien dans le camp de Sde Teiman, dans le Néguev, une foule excitée, menée par des députés de la coalition et un ministre en exercice, a forcé les portes du camp pour libérer les tortionnaires, pardon, nos « valeureux combattants ». Sde Teiman, c’est notre Abou Ghraïb, où des témoignages de soldats décrivent des conditions infernales. Les émeutiers se sont ensuite déplacés vers le camp de Beit Lid, où siège le tribunal militaire, qu’ils ont également investi. Scènes hallucinantes, inédites, dont la signification est claire : l’armée est à nous. Et lorsque le ministre de la Justice et la Commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset se sont emparés de l’affaire, c’est pour enquêter, non sur l’incroyable violation de toutes les normes de l’État de droit, mais sur l’enquête de la police militaire.

Encore un effort, et Tsahal appartiendra aux zélotes, comme la police leur appartient déjà. Et l’État de Judée aura gagné la guerre. Au moins pour un temps. Car l’histoire des Juifs n’a pas été tendre pour eux. Et le prix de leur victoire, c’est le peuple d’Israël qui le paiera.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël