Les romans d’Olivier Guez se suivent mais ne se ressemblent pas. Le premier, Les Révolutions de Jacques Koskas (Éditions Belfond), racontait l’itinéraire foutraque et jubilatoire d’un anti-héros aux curieux airs d’alter ego. Quelques années plus tard, La disparition de Josef Mengele (Éditions Grasset), retraçait la fuite du médecin tortionnaire nazi de l’Allemagne à l’Amérique latine, jusqu’à sa mort en 1979. Une pièce maîtresse, saluée par la critique et récompensée du prestigieux prix Renaudot.
Entre temps, il y eut plusieurs essais racontant le monde, décryptant l’histoire et dessinant un chemin docte et curieux traversé par l’idée cosmopolite. À l’heure des chaînes d’information et des réseaux sociaux, Olivier Guez dessine une trajectoire devenue rare dans le monde des lettres. Il demeure un écrivain, un vrai, plus intéressé par l’œuvre qu’il dessine plutôt que par les mondanités et autres apparitions médiatiques qu’il évite invariablement. La grande histoire de sa vie, sa passion, c’est le voyage. L’Ailleurs magnifié, raconté comme un dédale historique, politique et culturel ouvrant sur un champ infini de liberté. Son troisième roman, Mesopotamia, y fait d’ailleurs la part belle. On y découvre Gertrude Bell, figure motrice mais néanmoins méconnue de l’Empire britannique du début du XXe siècle, une femme fière et forte, brillante, têtue et solitaire. Une authentique aventurière !
Précurseur, mais pas progressiste
La quatrième de couverture affirme que cette femme « a tenu le monde entre ses mains ». En effet, on plonge dans Mesopotamia la tête la première. Et ce qui commence comme un roman historique charmant ne tarde pas à se transformer en une véritable épopée. Au-delà du parcours de Bell, Olivier Guez nous dépeint le passage à la modernité, l’accélération et l’internationalisation des échanges, les débuts de la mondialisation et, surtout, les velléités hégémoniques de l’Empire britannique. Une histoire de grandeur et d’honneur, de colonisation autant que d’affirmation de soi-même. En même temps qu’elle contribue, le croit-elle, à l’émancipation du peuple irakien, Gertrude Bell se cherche. Romantique éperdue autant que passionaria prude, cette dernière, issue d’une famille victorienne fortunée, dessine et redessine à sa guise les frontières d’un Orient compliqué. Autant de contrées coincées entre deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate, qui permettent à Bell de se distinguer. Tour à tour aventurière, archéologue, espionne et diplomate, parlant l’arabe et le persan, elle fut la première femme puissante de l’Empire britannique, mais aussi une héroïne tragique. Son destin recoupe étrangement celui d’un autre citoyen de la couronne, son ami et frère d’âme, Lawrence d’Arabie. Précurseur, mais pas progressiste, l’héroïne affiche un profil désarçonnant lorsqu’on le confronte aux normes actuelles : bien qu’elle soit courageuse, effrontée parfois et profondément passionnée par la péninsule arabique, elle n’en demeure pas moins fermement attachée à des opinions impérialistes et conservatrices, tout en affichant une personnalité indéniablement hautaine.
Petite et grande histoires mêlées, au détour des quelque 400 pages de Mesopotamia, on croise, des Balkans à Bagdad, plusieurs communautés juives prospères, mais néanmoins inquiètes face aux incertitudes que leur réserve le terrible XXe siècle. Une question épineuse parcourt également la narration : quel sort réserver à la Palestine mandataire et au mouvement sioniste, dont la montée en puissance sème de nouvelles épines dans les pas du colosse d’Albion ? En prenant du recul, on comprend mieux la logique du Grand Jeu qui anima les élites londoniennes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Une histoire d’hommes, écrites par ces derniers, de laquelle émerge miraculeusement une figure féminine jusqu’ici partiellement effacée : Gertrude Bell. Olivier Guez lui redonne justement sa grandeur en nous offrant une épopée flamboyante : de la découverte de gigantesques gisements pétroliers aux jeux de pouvoir cruels entre Britanniques, Français et Allemands, des négociations sous les tentes bédouines aux atmosphères suffocantes de Bagdad, Mossoul et Bassora. Une formidable aventure qui, sans aucun doute, mériterait un nouveau prix littéraire !