Pour l’Afrique du Sud, la réaction militaire israélienne tend « à provoquer la destruction d’une partie substantielle du groupe national, racial et ethnique palestinien ». Politiquement et historiquement, cette manœuvre judiciaire sud-africaine est une farce, dont il ne faut pas sous-estimer la terrible confusion qu’elle suscite auprès des opinions publiques à travers le monde. Les images horribles de destruction à Gaza diffusées quotidiennement dans les médias renforcent l’idée que quelque chose de très grave y est commis. C’est la raison pour laquelle la plainte sud-africaine bénéficie du soutien de larges portions de l’opinion mondiale, même si cette catastrophe a été orchestrée par le Hamas.
Avec cette action en justice, l’Afrique du Sud sème donc les graines de la délégitimation d’Israël. Pour ce faire, il n’y a pas mieux qu’une accusation de génocide puisque c’est l’accusation suprême. Comme si, en dehors de cette accusation, il était impossible de formuler la moindre critique envers Israël. En réalité, cette procédure judiciaire n’est pas surprenante. Il est même étonnant qu’elle n’ait pas été engagée lors des précédentes guerres que le Hamas et Israël se sont livrées, dans la mesure où elle est tout à fait imprégnée des délires antisionistes de la Conférence mondiale contre le racisme de septembre 2001, qui s’était tenue en Afrique du Sud à Durban.
« Mot génocide utilisé à tort et à travers »
Cette manœuvre judiciaire est aussi d’une immense perversité, car la conscience nationale israélienne est habitée par le génocide. Les autorités sud-africaines savent très bien qu’en agitant la notion de génocide, ils appuient là où cela fait mal dans la société israélienne et le monde juif. Enfant de survivants de la Shoah, né en 1948 dans un camp de personnes déplacées, Menahem Rosensaft ne l’ignore pas. Ce juriste américain, spécialiste des génocides, considère que l’accusation sud-africaine portée contre l’État juif est spécieuse. « Le mot génocide est utilisé à tort et à travers dans le monde entier, mais le génocide, tel qu’il a évolué depuis 1948, date à laquelle la Convention sur le génocide a été adoptée pour la première fois par l’Assemblée générale des Nations unies, est un concept juridique. Et quoi qu’Israël fasse et ait fait, il n’a pas l’intention de détruire le peuple palestinien, que ce soit en Cisjordanie ou à Gaza »[1], a rappelé dans un entretien accordé au Times of Israel cet ancien magistrat qui enseigne encore le droit à l’école de droit de l’Université de Cornell. Cette affaire illustre merveilleusement une problématique inédite que Menahem Rosensaft enseignera ce semestre à l’Université de Cornell dans le cadre d’un nouveau cours : l’antisémitisme dans les tribunaux et la jurisprudence. Cet Américain n’est pas le seul à considérer que ce type d’action judiciaire n’est pas dépourvue d’une charge antisémite. « Cette accusation est antisémite, puisqu’elle accuse les Juifs du crime ayant été commis contre eux », estime Philip Spencer, chercheur au London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism et professeur émérite en études sur le génocide à l’Université de Kingston (Londres). « Ce n’est pas un hasard. Elle trouve son origine dans une compréhension partielle et limitée (au mieux) de la Shoah comme n’ayant qu’une signification universelle dont, soi-disant, seuls les Juifs n’auraient pas tiré les leçons. Et on arrive rapidement à Israël considéré comme la nouvelle Allemagne nazie. Il y a quelque chose d’excitant, je pense, dans ce qui gagnerait peut-être à être compris comme une sorte de perversion, une jouissance à imaginer les victimes transformées en bourreaux. Certes, Sartre a depuis longtemps souligné que l’antisémitisme n’est pas une attitude raisonnée, mais une passion, comme on peut le constater très facilement dans les manifestations anti-israéliennes. Comme l’a noté un jour le grand philosophe français Vladimir Jankélévitch : ’’Les Juifs sont donc les nouveaux nazis. Quel bonheur !’’. Il est certainement difficile de ne pas percevoir une certaine excitation dans la façon dont les manifestants lancent des slogans tellement offensants pour les Juifs, qu’ils plongent ces derniers dans un état d’anxiété qu’ils n’avaient pas connu dans ce pays depuis des lustres. »[2]
Les spécialistes de la notion de génocide sont d’autant plus perplexes qu’ils n’ont pas oublié les origines du néologisme forgé par Raphael Lemkin. Grâce à ce juriste juif polonais, le monde a pris conscience que le lexique juridique existant était tout simplement inadéquat pour rendre compte du mal dévastateur que l’extermination des Juifs d’Europe a causé. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud cherche à retourner le terme dans tous les sens, et tout particulièrement contre l’État qui a accueilli le nombre le plus élevé de survivants de la Shoah. « La tentative de militariser le terme génocide contre Israël dans le contexte actuel ne fait pas que raconter à la Cour internationale de Justice une histoire grossièrement déformée, elle ne fait pas que vider le mot de sa force unique et de sa signification particulière, elle subvertit l’objet et le but de la Convention sur le génocide elle-même », a déclaré Tal Becker, conseiller juridique auprès du ministère israélien des Affaires étrangères lors de la séance d’introduction devant la Cour internationale de Justice.
Inversion de la vérité
L’inversion de la vérité est à ce point énorme qu’on en est sidéré. « Un enfant de dix ans comprendrait sans difficulté qu’un État génocidaire ne demande pas aux populations – qu’il entend exterminer jusqu’au dernier individu – de se réfugier dans telle ou telle zone pour échapper aux bombardements, comme ce fut le cas dans le nord de la bande de Gaza au début de la réplique israélienne contre le Hamas », explique Georges Bensoussan, historien, ancien responsable éditorial au Mémorial de la Shoah de Paris et rédacteur de la Revue d’Histoire de la Shoah dans un entretien qu’il nous accordé. « Dans une logique génocidaire, c’est tout le contraire qui se produit : le génocidaire ne permet pas à la population victime de quitter le territoire. Il cherche à l’enfermer pour qu’il puisse rapidement et massivement l’exterminer. » Même le premier ministre israélien, n’a jamais envisagé ni déclaré vouloir exterminer, ni vouloir expulser les Palestiniens de Gaza.
Depuis qu’elle a engagé son offensive, l’armée israélienne prend toute une série de mesures pour faciliter l’entrée de l’aide dans la bande de Gaza, pour avertir les civils d’attaques imminentes et pour faciliter leur évacuation. Ces mesures, certes insuffisantes dans le contexte d’un conflit mené contre une organisation terroriste n’hésitant à utiliser des hôpitaux, des écoles et d’autres infrastructures civiles pour se cacher ou lancer des missiles, montrent que l’élément intentionnel, essentiel dans le cas du génocide, fait défaut.
Inévitablement, les déclarations outrancières des ministres nationalistes religieux du gouvernement Netanyahou sont évidemment montées en épingles par ceux qui passent leur temps à délégitimer Israël. Mais il faut malgré tout reconnaître qu’elles ne reflètent pas la volonté du cabinet de guerre ni de l’ensemble de l’opinion israélienne. Ces propos existent mais sont minoritaires. « Parler d’un transfert de population évoque un spectacle d’horreur. Le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir et le ministre des Finances Bezalel Smotrich exposent Israël à une accusation potentielle – non pas de génocide, mais de crime contre l’humanité. Cela va à l’encontre de tout ce qu’Israël représente et de tout ce que nous représentons en tant que Juifs. Je me réjouis que d’autres ministres les dénoncent, mais il faut que cela vienne du plus haut niveau. Nous ne pouvons pas permettre à cette idéologie d’entrer dans l’arène politique. C’est une recette pour un désastre juridique et spirituel et elle doit être catégoriquement répudiée », affirme catégoriquement Menahem Rosensaft. Certaines de ces déclarations inacceptables ont été publiquement dénoncées et désavouées par Benjamin Netanyahou. Ainsi, lorsque le ministre israélien du patrimoine, Amichai Eliyahou, a déclaré « qu’il n’existe pas de civils non impliqués à Gaza » et qu’il a évoqué « une bande de Gaza aplatie » comme étant « belle », pour ensuite recommander de lancer une bombe atomique sur la bande de Gaza, ses propos ont été immédiatement désavoués par les membres du cabinet de guerre et d’autres ministres, y compris le Premier ministre qui a décidé de le suspendre de participation aux réunions du conseil des ministres.
Cette accusation de génocide permet aussi de nier le caractère génocidaire des massacres commis le 7 octobre 2023 par les terroristes du Hamas. « On fait comme si cela ne s’était jamais produit et que tout commence le 8 octobre par les bombardements israéliens. Et comme on se heurte à une volonté négationniste, il n’est pas étonnant que la parole des otages israéliens ayant été libérés soit niée, contestée ou relativisée », déplore l’historien Georges Bensoussan. L’action du 7 octobre était celle, délibérée, d’une organisation génocidaire qui visait des civils israéliens – c’est-à-dire des Juifs –, des femmes, des hommes, des enfants et des personnes âgées. Elle leur a fait subir des horreurs et des atrocités délibérées et intentionnelles, y compris des viols. On ne peut pas simplement l’ignorer, comme le font de nombreux manifestants propalestiniens. Ils agissent comme si le 7 octobre n’avait jamais eu lieu. Et on ne peut pas laisser les dirigeants du Hamas déclarer publiquement, à la télévision libanaise et ailleurs, qu’ils recommenceront encore et encore.
Surutilisation de la rhétorique tiers-mondiste
Pour certains observateurs spécialistes de politique internationale, l’action en justice intentée par l’Afrique du Sud s’inscrit surtout dans une stratégie plus globale visant à peser sur la scène internationale, et plus particulièrement auprès des pays du « Sud global ». L’Afrique du Sud n’a absolument pas l’intention d’être marginalisée par l’Iran, l’Égypte ou l’Arabie saoudite. En capitalisant sur son histoire de lutte contre l’apartheid et en agitant grossièrement la question de la Palestine, extrêmement importante pour les pays du Sud global, l’Afrique du Sud espère gagner en influence politique. D’où la surutilisation de la rhétorique tiers-mondiste faisant d’Israël le dernier cas de décolonisation non achevé et donc considéré comme le seul fil qui relie les pays du Sud global à leur passé colonial et à l’humiliation qui en découle. « Le recours sud-africain est la plainte du Sud global contre les critères occidentaux de la supériorité morale. Il est la remise en cause d’un ordre international installé par le plus puissant allié de l’accusé, les États-Unis. Il est aussi la contestation d’une mémoire dominée par la Shoah, à laquelle s’oppose ouvertement celle de la colonisation », précise la journaliste Sylvie Kaufmann dans une de ses chroniques publiées dans Le Monde. « Israël accusé de génocide devant la CIJ, “c’est le monde à l’envers”, s’est indigné Benjamin Netanyahou, Premier ministre d’un pays né du plus grand génocide du XXe siècle, qui a vu six millions de Juifs exterminés par le régime nazi. Il ne croit pas si bien dire. Le monde, en effet, est en train de s’inverser, et ce qui se passe ces jours-ci devant les dix-sept juges de la CIJ à La Haye est le symbole de ce basculement. »[3]
La procédure judiciaire lancée par l’Afrique du Sud contre Israël est absurde, ignoble et pleine de considérations politiciennes dépassant largement la problématique du conflit israélo-palestinien. Elle n’en demeure pas moins une sérieuse source d’inquiétude pour Israël. En effet, si la Cour internationale de Justice se prononçait contre Israël, il n’y aurait pas de conséquences pénales concrètes pour les responsables israéliens, mais cela pourrait avoir de graves répercussions diplomatiques, en termes de sanctions que les Nations unies et d’autres organismes internationaux pourraient prendre à l’encontre de ce pays. Enfin, quel que soit le verdict de cette juridiction internationale, l’histoire de la Shoah et le concept de génocide sont déjà les grands perdants que cette plainte a mondialement et impunément banalisés et trivialisés.
L’assimilation de Gaza au ghetto de Varsovie, et l’attaque du 7 octobre à l’insurrection du ghetto de Varsovie participent de la volonté d’assimiler sionisme et nazisme et de rendre les Juifs coupables des mêmes atrocités que celles dont ils ont été victimes pendant la Shoah. « Les Palestiniens sont les Juifs des Israéliens « prétendait Yasser Arafat. Cette tentative de retournement de l’histoire relève de l’antisémitisme.