Regards n°1113

Survivre et reconstruire : les communautés juives en Belgique après 1945

Le 27 janvier 2025, une journée d’étude a été consacrée à l’histoire de la reconstruction communautaire des survivants de la Shoah en Belgique. Cette journée rassemblait au CCLJ un excellent panel d’historiens et de témoins majeurs de la reconstruction juive en Belgique après la Shoah, offrant aux enseignants des outils pédagogiques pour la transmission de cette histoire méconnue.

Il était temps que l’étonnant exemple de reconstruction donné par les survivants de la Shoah fasse l’objet d’une journée d’étude. En rompant avec l’approche purement victimaire, il s’agissait d’aborder la vie de ces survivants en Belgique, en mettant en lumière leur rôle sociétal et leur implication dans la reconstruction d’une vie juive communautaire dynamique et la transmission de la mémoire de la Shoah. Cette initiative était organisée au CCLJ dans le cadre de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah par la Cellule de coordination pédagogique Histoire et Mémoire de la Direction CiMéDé (Citoyenneté, Mémoire et Démocratie) de la Fédération Wallonie-Bruxelles, en collaboration avec le CCLJ, la Fondation Auschwitz et la Fondation de la Mémoire contemporaine. Une exposition pop-up du Musée Juif de Belgique (MJB) montrait un choix de documents écrits et visuels tirant de l’oubli cette période décisive de l’histoire juive dans notre pays.

Adeline Fohn, docteur en psychologie (UCL), analyse son expérience au Service social juif auprès des enfants cachés. Environ 60 % des enfants juifs survivent à la Shoah en Belgique. Tous ont traversé des épreuves indicibles et l’après-guerre leur fait subir de nouvelles souffrances. Les conséquences psychologiques de leur enfance brisée sont multiples : tristesse profonde, sentiment d’incompréhension, révolte, troubles alimentaires, anxiété… Le traumatisme vécu par l’enfant caché influence tout son développement personnel, mais aussi celui de ses enfants et petits-enfants. La création d’associations comme L’Enfant Caché et des conférences internationales, à New York et à Bruxelles, offrent enfin à ces survivants de la Shoah l’occasion de partager leur expérience. Cette reconnaissance collective joue un rôle crucial dans la reconstruction individuelle. La parole légitimée devient un outil de guérison, capable d’apaiser l’emprise du traumatisme et de sa transmission intergénérationnelle.

L’Enfant Caché

Le témoignage d’Adolphe Nysenholc, président de l’asbl L’Enfant Caché illustre cet après-Shoah : « L’enfant caché est un survivant, condamné à la résilience. […] La résilience n’est pas un état mais un processus, et jamais entièrement abouti. » Après la guerre, un oncle inconnu arrache « Dolfi » à sa famille d’accueil qui l’aime comme un fils. Cet oncle, unique survivant de sa famille polonaise anéantie, le place dans un home de L’Aide aux israélites victimes de guerre (AIVG), à Profondsart. Dolfi vit « la vie de château » sous la houlette de Siegi Hirsch, rescapé des camps, dont l’humour affectueux suscite « le rire reconstructeur » des enfants, faisant des homes « des écoles de la résilience ». Professeur à l’ULB, l’écriture devient un moyen de reconstruction pour Nysenholc, dont le premier livre, Charles Chaplin : L’Âge d’or du comique (1979), explore l’art de Charlot sous l’angle de l’enfance interdite. En 1991 à New York, « nous sortons de l’ombre. » Ce tournant mène à la création de L’Enfant Caché. En 2000, « Grâce au combat de l’association, les enfants cachés obtiennent un statut. » L’enfant caché devient une figure mémorielle, aux côtés du rescapé des camps et du résistant, portant aussi en lui l’héritage des Justes, qui ont caché des enfants juifs.

Première colonie de l’Arbeter Ring après la guerre. Braine-le-Comte, 1945 ©Musée Juif de Belgique

Thierry Rozenblum (Mémoire de Dannes-Camiers asbl) décrit la renaissance juive à Liège, libérée le 7 septembre 1944. Comme à Bruxelles, les survivants, revenus en plusieurs vagues, se heurtent aux mêmes obstacles : logements occupés, biens spoliés et exclusion des aides aux victimes de guerre qui sont réservées aux citoyens belges. De même, le retour des enfants cachés est très complexe, certains sont toujours placés dans des institutions catholiques où leur identité a été effacée, d’autres ont perdu toute attache avec leur culture juive. Les résistants du Comité de défense des Juifs (CDJ) assurent la reconstruction communautaire. Albert Wolf, résistant communiste, dirige le comité liégeois de l’AIVG dont l’action en matière de logement, de santé et d’assistance juridique aux survivants contraste avec les querelles internes de la communauté israélite de Liège. La mémoire de la Shoah à Liège a relégué au second plan ces résistants juifs, protagonistes de la lutte contre l’occupant et de la reconstruction. L’inauguration prochaine du Mémorial de la Déportation des Juifs de la région liégeoise, accompagné d’une exposition permanente, mettra en lumière cette histoire oubliée.

Veerle Vanden Daelen (Kazerne Dossin) évoque les débuts de la reconstruction des Juifs d’Anvers, libérée le 4 septembre 1944. Le CDJ, devenu Comité de défense des intérêts juifs (CVJB), ouvre un refuge dans l’école juive Tachkemoni, offrant nourriture, vêtements et assistance juridique aux quelques centaines de survivants sortis de la clandestinité. Un rapport déclare qu’« il ne reste pratiquement plus rien de la communauté juive », si florissante avant-guerre. Sous l’impulsion de religieux et de militaires juifs des armées alliés, la fête de Hanoucca est célébrée en décembre 1944, symbole d’une renaissance !

Le destin paradoxal du yiddish

Alain Mihaly (Fondation de la mémoire contemporaine), spécialiste belge du yiddish, esquisse sa captivante approche sociolinguistique de la communauté juive. Avant la Shoah, le yiddish est la langue de la vie sociale, culturelle et politique de l’importante population juive venue d’Europe orientale, qui réimplante en Belgique ses institutions et ses partis (Bund, Poale Zion). Après 1945, en Belgique, comme ailleurs en diaspora, la transmission du yiddish connaît un déclin, notamment suite à l’impact de l’hébreu moderne, qu’accélère la création de l’État d’Israël. Dans l’après-guerre immédiat à Bruxelles, le yiddish s’épanouit encore dans les cercles de sociabilité, les cafés et les commerces juifs. Des organisations comme Solidarité Juive et la Bibliothèque Sholem-Aleikhem font vivre la langue. Mais, à partir des années 1970, l’usage quotidien du yiddish s’efface.

Vue de l’exposition au CCLJ ©Musée Juif de Belgique

Les derniers cercles littéraires et culturels, comme le Théâtre Yikult, finissent par disparaître. La langue ne connaît qu’un renouveau marginal à travers des initiatives académiques et culturelles, tel le cours de yiddish de l’Institut d’études du judaïsme de l’ULB. À Anvers, en revanche, l’immigration de survivants hassidiques en provenance de Pologne et de Hongrie, après 1945, assure le maintien du yiddish. Contrairement aux Juifs sécularisés, pour qui le yiddish devient un vestige du passé, les hassidim en font un élément central de leur mode de vie et de leur identité, perpétuant son usage au sein de leurs institutions éducatives et religieuses. Cette persistance anversoise tient à une structure sociale insulaire, renforcée par des liens transnationaux avec les grandes communautés hassidiques de New York, Montréal et Londres. Paradoxalement, le yiddish, est classé comme langue en danger d’extinction par l’UNESCO, mais son nombre de locuteurs ne cesse d’augmenter vu la démographie galopante des communautés ultra-orthodoxes en Israël et en diaspora !

Le patrimoine mémoriel juif de Cureghem

Sous un ciel ensoleillé, dans l’après-midi du 27 janvier, la Maison de la Culture Juive organise la visite de l’ancien quartier juif du Triangle de Cureghem (Anderlecht). Après la Shoah, des survivants revenus à Cureghem y relancent leurs activités commerciales. À partir des années 1960, certains se spécialisent dans le commerce de gros du prêt-à-porter, faisant du « Triangle » l’équivalent bruxellois du Sentier à Paris. Le quartier, aujourd’hui de si mauvaise réputation dans les médias, conserve un patrimoine mémoriel juif, à commencer par les Stolpersteine. Ces premiers pavés de mémoire belges sont posés en 2009, au numéro 47 de la rue Jorez, en mémoire de Berek et Pesa Swiatlowski, arrêtés et déportés en 1942. Parmi les autres lieux de mémoire juive de cette visite figuraient la synagogue de la rue de la Clinique (1933), le Mémorial National aux Martyrs Juifs de Belgique (1970) et la plaque commémorant le sauvetage par la résistance en mai 1943 de treize fillettes juives cachées au couvent du Très Saint-Sauveur, avenue Clemenceau. La visite se termine au Square de l’Aviation, siège du CegeSoma et du Service Archives des Victimes de la Guerre, préservant un imposant patrimoine documentaire sur la Seconde Guerre mondiale en Belgique. À proximité, le collège Matteo Ricci, installé dans les anciens locaux de l’Athénée Maïmonide, première école juive de Bruxelles, fondée en 1947, déménagée en 1965 au 67 boulevard Poincaré et disparue en 2017… Bref, une journée très riche d’histoire et de mémoire juive après 1945..

Écrit par : Roland Baumann

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