Regards n°1112

Une mémoire meurtrie par la distorsion

La manière dont on parle de la Shoah dans le débat public et dans les médias témoigne des limites de la transmission de sa mémoire, mais aussi des dangers d’une mauvaise transmission de celle-ci. Loin d’être exigeants et rigoureux, les discours sur la Shoah se limitent bien souvent à des variations abstraites sur le mal absolu. Ils n’incitent guère à une réflexion approfondie sur les mécanismes ayant conduit à la Shoah, évacuant ainsi la problématique fondamentale de l’antisémitisme pour la réduire à une simple question de haine de l’Autre.

Ce problème n’est pas récent : des intellectuels juifs s’inquiétaient déjà dès la fin des années 1960 de voir la mémoire de la Shoah devenir un simple rituel superficiel dénué de sens. Bien que les discours mémoriels marqués par une banalisation ou une perte de sens ne soient pas nouveaux, ils surgissent aujourd’hui plus fréquemment et touchent davantage l’ensemble de la société. Combien de fois n’avons-nous pas entendu un ministre, un député ou un bourgmestre rappeler à quel point il est impératif de transmettre la mémoire de la Shoah, et conclure ensuite son intervention en établissant un parallèle entre ce génocide et des conflits actuels, et tout particulièrement la guerre à Gaza.

Cette illustration montre qu’aujourd’hui le problème le plus préoccupant n’est pas le négationnisme (condamné par la loi), mais la distorsion de la Shoah. Plutôt que de nier directement la réalité historique de ce génocide, cette distorsion en atténue la portée, la relativise et la vide de sa substance à travers des comparaisons inappropriées et des analogies simplistes avec des guerres et des drames actuels. Et l’exemple le plus frappant et le plus préoccupant réside aujourd’hui dans l’assimilation de politiques israéliennes contemporaines à celles des nazis envers les Juifs durant la Shoah.

La distorsion de la mémoire de la Shoah est profondément douloureuse pour les rescapés encore en vie. Il s’agit d’une véritable blessure personnelle qui ébranle leur dignité et suscite leur colère. Et comme la Shoah est aussi un événement central dans l’histoire juive contemporaine, sa distorsion est également vécue par l’ensemble de la population juive comme une atteinte à son histoire et à sa sécurité. En effet, l’accusation lancée contre Israël de commettre un génocide à Gaza trahit surtout une volonté de criminaliser les descendants des victimes d’un génocide en leur imputant la même volonté et le même crime que celui du IIIe Reich envers leurs parents et grands-parents. Si les Juifs ne valent guère mieux que les nazis, il est donc légitime de s’attaquer à eux. La boucle est ainsi bouclée, permettant de propager les discours les plus haineux à leur encontre, en toute impunité et sous couvert de nobles intentions.

Quatre-vingts ans après la fin de la Shoah, cette inversion perverse n’est sûrement pas le pire auquel les Juifs sont confrontés. La Shoah ne sera pas niée purement et simplement, mais la nécessité du génocide commis par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale sera a posteriori justifiée par le génocide que les Juifs auraient commis aujourd’hui contre les Palestiniens. Cela peut paraître absurde, mais avec la diffusion d’informations volontairement tronquées et manipulées, il est probable que la propagation de cette justification objective du génocide des Juifs d’Europe ne soit pas un scénario dystopique. Si, dans un autre registre, Hitler est décrit comme « un socialiste, un communiste » par la cheffe de groupe du principal parti d’extrême droite (AfD) au parlement allemand, dans un entretien qu’elle a accordé à Elon Musk, pourquoi les antisémites d’extrême droite et d’extrême gauche n’affirmeraient-ils pas que les Juifs seraient les nazis du XXIe siècle ?

Écrit par : Nicolas Zomersztajn
Rédacteur en chef
22 bis

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