Une crise multiforme
C’est d’abord une crise de régime. Ce que le pouvoir tente de faire, c’est, sous le couvert d’une réforme de la justice, subvertir la démocratie israélienne pour lui substituer un régime de démocratie illibérale, ou, plus exactement d’autocratie électorale. Pour ce faire, l’assaut principal est porté contre la Haute Cour de Justice. Dans un pays qui n’a ni constitution écrite, ni Charte des droits fondamentaux, ni système bicaméral, ni circonscriptions électorales, et où la coalition au pouvoir dispose d’une majorité automatique à la Knesset, la Haute Cour de Justice est le seul, je dis bien le seul rempart institutionnel contre l’arbitraire du pouvoir. Une première loi est passée qui supprime le droit de regard des juges sur les textes législatifs à caractère manifestement « déraisonnable ». À partir de ce moment, rien ne saurait empêcher le premier ministre de nommer son chauffeur ministre de la Défense. Une autre est en préparation pour modifier la composition de la commission de nomination des juges de manière à y assurer la majorité aux représentants du pouvoir. Une cour émasculée peuplée de laquais, le rêve de tout aspirant dictateur.
Mais pourquoi, dira-t-on, un gouvernement issu d’élections démocratiques n’aurait-il pas le droit de réaliser le programme sur lequel il a été élu ? D’abord, parce que rien dans son programme n’annonçait la couleur et qu’une forte majorité d’Israéliens, y compris parmi ceux qui ont porté cette coalition aux affaires, n’en veut pas. Mais surtout, parce que, sous tous les cieux démocratiques, des changements constitutionnels ne sont légitimes qu’au terme d’un processus législatif long et compliqué, apte à véritablement exprimer la volonté populaire. En France, par exemple, il y faut un texte identique voté par l’Assemblée nationale et le Sénat, après quoi les deux chambres réunies en parlement à Versailles sont appelées à le ratifier. Aux États-Unis, pour amender la Constitution il faut l’approbation des deux tiers des deux chambres ainsi que les trois quarts des législatures des États de l’Union. En Israël, les lois dites « fondamentales » ont le même statut que les lois simples et sont amendables à une voix de majorité.
Cette crise de régime est aussi une crise socioculturelle, voulue et attisée par Netanyahou est ses acolytes. Disons, pour simplifier, qu’elle met face à face les classes moyennes et supérieures, et le bloc disparate des partisans du Premier ministre – le noyau dur des « bibistes », qui ont noyauté le Likoud ; les ultra-orthodoxes ; et les sionistes religieux. Chacun de ces segments soutient le coup judiciaire au nom de ses intérêts propres : les premiers par fidélité au chef et haine des « élites », les seconds pour bétonner leur autonomie au sein de la société, notamment en exemptant une fois pour toutes leur progéniture du service militaire, et les derniers pour assurer leur emprise sur la « Judée-Samarie ». Cependant, le judiciaire n’est qu’un aspect de la crise. C’est l’ensemble de la civilisation démocratique libérale qui se trouve dans le collimateur. On entend ici dans les corridors du pouvoir des propos sur les femmes, les Arabes, les minorités sexuelles, qui, en Europe, vaudraient à leurs auteurs de se voir traîner devant les tribunaux. Et la place me manque pour rendre compte des mesures législatives ou administratives racistes qui se suivent à jet continu.
C’est, enfin, une crise économique, sécuritaire et diplomatique. Le shekel s’effondre, les capitaux s’expatrient, 80% des start-ups créées ces derniers mois dans les hautes technologies, la fierté du pays et son moteur économique, se sont enregistrées aux Etats-Unis, la fuite des cerveaux s’accélère. Une caricature récente résume la situation : dans un avion d’El Al, une hôtesse demande s’il y a un médecin à bord ; tout le monde lève la main. Par milliers, les réservistes volontaires dans des unités d’élites – pilotes, officiers des commandos et des renseignements, haut-gradés des services – annoncent qu’ils refuseront dorénavant d’obéir à un gouvernement qui a rompu le contrat qui le liait à ses citoyens. Les ennemis d’Israël se frottent les mains. Les généraux, affolés, supplient Netanyahou de les entendre, celui-ci se bouche les oreilles et ses alliés les couvrent publiquement d’injures. Les relations avec les Américains, dont notre sécurité dépend, sont au plus bas. Fait sans précédent, le Premier ministre est persona non grata à la Maison Blanche et des voix s’élèvent au sein du Parti démocrate pour une « réévaluation » des relations avec Israël. En l’espace de huit mois, un pays puissant, prospère, respecté dans le monde et en bonne voie d’insertion dans son environnement, est en train de devenir méconnaissable, et son gouvernement, un ramassis de parias internationaux.
Une crise qui menace de dégénérer en guerre civile
La divine surprise est l’étonnante réaction de la société civile. Huit mois durant, semaine après semaine, jour après jour désormais, du nord au sud du pays, des dizaines de milliers d’Israéliens hurlent à l’unisson leur rejet du coup d’État judiciaire d’un gouvernement de voyous qui a déclaré la guerre aux forces vives de son propre peuple. Si tous ne comprennent pas les subtilités juridiques de la « réforme », tous sentent au plus profond d’eux-mêmes qu’on entend les priver de leurs libertés.
On nous dit que le sort des Polonais ou des Hongrois nous menace. En vérité, ce sera bien pis. Ici, ce sera l’autocratie plus le fondamentalisme religieux plus l’occupation militaire. C’est que notre histoire nous met à part. Il y a vingt siècles, déjà, les zélotes ont provoqué la destruction de la souveraineté juive et condamné leur peuple à l’exil. Depuis, l’affrontement séculaire entre tradition religieuse et courants modernistes et émancipateurs n’a jamais cessé, jusqu’au mouvement sioniste et la créature ambivalente à laquelle il a donné naissance : un Etat à la fois « juif et démocratique ». Pendant trois quarts de siècle, cet oxymore a réussi à donner le change. La colonisation des Territoires au lendemain de la guerre des Six-Jours et la croissance exponentielle de la population ultra-orthodoxe ont rendu cette contradiction invivable. Deux nations, deux conceptions de l’Etat et du judaïsme, se font face désormais et se contemplent avec un mépris absolu. On les appelle métaphoriquement « l’Etat d’Israël » et le « Royaume de Judée ». Ils ont peu en commun et, par conséquent, peu de place pour le compromis. La crise actuelle a brutalement mis leur opposition en lumière. Le pays est au bord de la guerre civile.
Une crise existentielle
Le Temple est tombé, dit le Talmud, à cause de la « haine gratuite » entre Juifs. Il est tombé, en fait, à cause du fanatisme imbécile des révoltés, dédaigneux des rapports de force et certains que le Dieu des Armées viendra à leur secours. Ils ont d’ailleurs remis cela un demi-siècle plus tard sous la conduite de Bar Kokhba, un chef charismatique que son guide spirituel, Rabbi Akiva a vu comme le messie. Cette fois, le pays s’est vidé pour de bon de ses habitants juifs et il a perdu jusqu’à son nom. La Judée et devenue la Palestine, le pays des Philistins, et Jérusalem, une ville gréco-romaine baptisée Aelia Capitolina. Vingt siècles plus tard, les zélotes sont de retour, et ils sont au pouvoir. Des zélotes qui, a tranché Tamir Pardo, ancien patron du Mossad, sont « pires que le Ku Klux Klan ».
C’est inimaginable et en même temps tellement bien expliqué. Merci Elie, même si ma longue pratique des chauffeurs me permet de penser que tout est préférable aux ministres actuellement ‘aux affaires’ …
J’ai aussi l’impression que la rectitude politique vous interdit d’aller regarder du côté d’une récupération du sentiment humiliation d’une partie des sépharades et que je sens pourtant sourdre d’une partie de mon terreau familial.