Aujourd’hui, 51e jour depuis l’attaque du Hamas et le début de l’opération « Épées de fer », le brouillard de la guerre est épais comme jamais. Du point de vue militaire, on peut avancer prudemment que dans le nord de la bande de Gaza le Hamas a été peu ou prou paralysé. Dans le sud, en revanche, au-delà de l’oued de Gaza où se trouve désormais concentrée la quasi-totalité de la population ainsi que probablement les principaux chefs de l’organisation terroriste, tout reste à faire. Sur le front des otages, une « pause humanitaire » est intervenue le vendredi 24 novembre à 7 heures, laquelle a permis à ce jour la libération de deux premiers groupes, pour l’essentiel des femmes et des enfants. Brefs moments de bonheur, d’angoisse et de rage mêlés.
Il est évident que la question des otages complique singulièrement la tâche de l’armée. Le gouvernement a défini d’emblée deux buts de guerre : la destruction du Hamas et la libération des captifs. Mais une hiérarchie évidente était établie entre ces deux objectifs, le militaire l’emportant sur l’humanitaire. Au fil des jours, la pression des familles et de l’opinion publique a fait évoluer l’ordre des priorités jusqu’à accorder la même importance aux deux objectifs, puis, de plus en plus, à l’inverser. On peut s’en réjouir, tellement il est clair que la sauvegarde de ses citoyens est le premier devoir de l’État. Mais comment ne pas voir que ces deux objectifs sont contradictoires ? Cette trêve en est la preuve. Une foule de questions en découle, et d’abord celle-ci : Tsahal pourra-t-elle reprendre l’offensive ? On sait d’expérience que toute pause dans les combats rend difficile leur reprise. En l’occurrence, le Hamas s’est emparé d’un capital humain inédit dans son ampleur, que l’organisation terroriste a tout intérêt à monnayer au compte-gouttes. Comment résister à la pression intolérable de ce jeu sadique du chat et de la souris auquel le Hamas soumet les familles ?
Cela dit, on imagine mal Israël renoncer à son objectif premier de détruire les structures de pouvoir du Hamas. La raison en est simple : il ne peut pas. Accepter que le Hamas recouvre ne serait-ce qu’une fraction de ses capacités militaires et politiques, c’est accepter qu’un morceau du territoire national soit interdit aux citoyens israéliens. En effet, aucun des habitants des localités détruites le 7 octobre n’y retournera tant que la menace persistera. Ils l’ont dit, et qui leur donnerait tort ? Il faut donc s’attendre à une reprise des hostilités, peut-être avec une tactique différente, plus soucieuse de la vie des civils. Au fait, la même configuration se présente dans le nord, face au Hezbollah, où une grosse bourgade de 25.000 habitants, Kyriat Shmona, a été vidée de ses habitants. Le prochain round n’est qu’une question de temps.
Je traçais dans ma dernière chronique quelques pistes de réflexion sur « le jour d’après », autrement dit, à supposer que les buts de guerre d’Israël soient peu ou prou atteints, sur la politique à mettre en œuvre pour stabiliser le territoire, et, au-delà, se servir de la tragédie de Gaza pour traiter enfin l’ensemble du conflit israélo-palestinien. Avec mes amis de l’ONG israélienne Policy Working Group (PWG), j’ai passé une semaine à Paris à en débattre avec des responsables politiques français de haut rang, ministres, chefs de partis et de groupes parlementaires, diplomates. J’y ai trouvé des oreilles attentives, une bonne compréhension des données du problème et une volonté certaine d’œuvrer à sa solution. Cependant, une question est revenue, lancinante : comment avancer avec deux gouvernements, israélien et palestinien, pareillement discrédités aux yeux de leurs propres citoyens, et dont l’un, celui de Jérusalem, est incapable de proposer la moindre solution quelque peu cohérente sur ce qu’il conviendrait de faire ce jour d’après ? On nous assure que, tant que les armes parlent, la diplomatie doit se taire, qu’on verra « après ». C’est absurde. C’est en s’embarquant dans la guerre qu’on doit penser à l’après-guerre. C’est en août 1941, avant même que les États-Unis n’entrent en guerre, que Churchill et Roosevelt signent la Charte de l’Atlantique qui dessine les contours du monde à venir. C’est en pleine guerre, aussi, que les représentants des mouvements de Résistance européens préparent la fondation de l’Europe unie. Le gouvernement Netanyahou, lui, navigue à vue, dans l’opacité la plus totale. Comment ferait-il autrement ? Ce dernier, les yeux rivés sur le seul horizon qui l’intéresse, son salut politique et judiciaire, fait toujours de la politique politicienne. Les représentants des partis ultra-orthodoxes exigent qu’on « respecte les accords de coalition », c’est-à-dire qu’on ne retire pas un shekel des budgets exorbitants qui leur ont été promis. Quant aux ministres de l’extrême droite religieuse suprémaciste, ils exploitent la campagne de Gaza pour chasser de leurs terres les Palestiniens de Cisjordanie et se répandent en déclarations incendiaires qui donnent du grain à moudre à nos pires ennemis. L’un veut raser la bande de Gaza et tuer tous ses habitants, un autre suggère de lâcher une bombe nucléaire sur le territoire, tous refusent toute « concession » à l’Autorité palestinienne et préparent le « retour » aux implantations qui s’y trouvaient avant leur démantèlement en 2005. Inutile de polémiquer avec ces gens ; c’est à Netanyahou qu’il faut demander des comptes, lui qui les a sortis des marges boueuses de la politique et de la société israélienne pour les propulser en leur centre.
Je n’ai jamais été un obsédé de l’antisémitisme. En bon héritier des Lumières, j’avais tendance à penser que mon ami Joël Kotek, excellent représentant du camp pessimiste, exagérait quelque peu. Les spécialistes en sciences humaines savent que nous nous exprimons tous à partir d’un « lieu », et que ce lieu induit toujours un « biais ». Son milieu, disons pour simplifier l’ULB, le rendait, pensais-je, ultrasensible au phénomène ; le mien était censé me protéger d’une vue trop panique de la lèpre antisémite. Force est d’admettre que je me suis trompé. Une vague puissante de judéophobie balaie les universités et les cercles « progressistes » et fait jonction avec les populations arabes et musulmanes des deux côtés de l’Atlantique. Le Hamas ? Un mouvement de libération. Israël ? Une créature coloniale illégitime. Le massacre du 7 octobre ? Un mythe sioniste ou un acte légitime de résistance à l’oppression, au choix. À Sarajevo, des manifestants ont porté des bannières où l’on pouvait lire : « Hier Srebrenica, aujourd’hui Gaza. » Et, un peu partout en Occident, un slogan effrayant est hurlé par des dizaines de milliers de gosiers au cours de manifestations monstres : « La Palestine libre du fleuve à la mer ! » On a souvent demandé à ces jeunes écervelés qui peuplent les meilleurs établissements américains et européens de quel fleuve et de quelle mer il était question. La plupart n’en ont pas la moindre idée, mais qu’importe ? C’est un slogan génocidaire.
La plus belle réponse à ce slogan est due à Loui Haj, un Arabe israélien d’Akko, que l’on peut lire dans Haaretz du 26 novembre : « Chers “combattants pour la liberté” progressistes, je suis un Israélien palestinien. Je n’ai que faire de votre “libération”. » Il est urgent de la diffuser le plus largement possible.