Les racines du sionisme seraient-elles chrétiennes ?

Joel Kotek
Les contempteurs d’Israël ne ratent aucune occasion pour délégitimer le projet sioniste, notamment en le présentant comme un projet chrétien. Nul ne nie leur droit à soutenir la cause palestinienne, mais pas au prix de thèses à tout le moins fabriquées, sinon saugrenues.
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Un article signé Baudouin Loos, paru le 24 juillet dernier dans le quotidien Le Soir, visait à démontrer à ses lecteurs que « le projet sioniste, à savoir le retour des Juifs en Terre sainte fut d’abord historiquement chrétien ». On croit rêver, d’autant plus que ce journal, considéré comme la référence pour les francophones de Belgique, fait preuve d’une partialité flagrante lorsqu’il s’agit d’Israël. Voilà donc les Juifs confrontés à une nouvelle fable. Hier, dénoncés comme quasi-Turcs (Khazars), bref comme de « faux vrais Juifs » ou de « vrais faux Juifs », c’est selon (Shlomo Sand), les voilà idéologiquement sous emprise… chrétienne ! À l’appui de cette révélation à tout le moins fracassante, le journaliste du Soir s’appuie sur un historien israélien – Ilan Pappé, décrié par l’ensemble de ses pairs, y compris par la majorité des nouveaux historiens israéliens – et sur un historien français, Jean-Pierre Filiu, qui, pour sa part, s’appuie sur une littérature largement diffusée sur des sites britanniques à tout le moins hostiles au projet sioniste (cf. « The Balfour Project »). Rien de bien nouveau sous le soleil antisioniste.

Oui, des courants évangélistes, minoritaires au sein du protestantisme, ont soutenu le projet sioniste. Serait-ce uniquement dans l’optique d’accélérer « le retour glorieux du Christ » (parousie) ?  L’explication est bien trop simpliste. Le tropisme « sioniste » des protestants non orthodoxes (évangéliques), hier anglais et aujourd’hui américains, s’explique d’abord et avant tout par le rapport particulier des protestants à la Bible. Celle-ci fut, en effet, assez tôt lue et commentée en langue vernaculaire. De là, un rapport au texte bien différent des catholiques et une familiarité avec les événements liés non seulement à la vie du Christ, mais aussi des rois, des prophètes et à la géographie d’Israël. C’est bien dans ce contexte religieux que certains politiques anglais, tels le 7e Comte de Shaftesbury, en vinrent à envisager l’hypothèse d’une réinstallation des Juifs en Terre sainte. Rien de bien étrange à cela, si l’on songe qu’au même moment, d’autres Britanniques, tel le banquier Georges Grote, en vinrent à redécouvrir Périclès, la démocratie athénienne, Sparte, bref une Grèce oubliée dans l’empire ottoman. On se souviendra du rôle majeur que jouèrent les romantiques anglais, Lord Byron en tête, mais aussi français (on songe au peintre Eugène Delacroix) dans la propagation du sentiment philhellène. Leur Grèce, largement fantasmée, deviendra à la suite de l’intervention des puissances occidentales, le premier État-nation du XIXe siècle. Jusqu’alors les Grecs se définissaient en termes religieux autour de l’orthodoxie et de Constantinople, et non nationaux, c’est-à-dire autour de l’histoire antique et d’Athènes. L’État hellénique serait-il dès lors un État artificiel à l’instar d’Israël ou de la… Belgique, de création bien britannique quant à elle ? Rien n’est moins sûr.

Les Juifs et Israël : un attachement antique et viscéral

Qu’on le veuille ou non, les racines d’Israël ont près de 3000 ans d’âge, et ce contrairement au Royaume-Uni. Les Juifs sont bien des indigènes, des natifs du Moyen-Orient (à l’instar évidemment des Palestiniens). Pour s’en assurer, il suffit d’ouvrir les Évangiles et le Coran qui ne cessent de prendre ces Juifs à témoin. Pour les Juifs, le retour à Sion agit toujours comme une évidence. Aussi, n’est-il pas étonnant qu’au XIIe siècle, tandis que tous les Juifs d’Espagne étaient sommés par la dynastie berbère almohade de se convertir à l’Islam ou de s’exiler, c’est à Tibériade, en Galilée, que se réfugia dans un premier temps, Moïse Maïmonide, le plus grand philosophe juif de tous les temps. Le sionisme serait-il d’origine britannique ? Peut-être, mais bien moins chrétien que juif si l’on songe au rôle pionner que joua, dès 1824, l’industriel et parlementaire britannique Sir Joseph Montefiore. Le premier de ses sept voyages à Jérusalem date de 1827, bien avant la proclamation de « foi sioniste » du comte de Shaftesbury. C’est dès 1824 que, retiré des affaires, ce philanthrope juif d’origine italienne décida de consacrer ses immenses ressources à aider ses coreligionnaires démunis de « Terre sainte » et d’ailleurs (Syrie, Maroc, Perse). 

Les Britanniques et le sionisme : un choix pragmatique avant tout

Cet attachement viscéral des Juifs à la Terre d’Israël explique en très large partie l’hostilité obsidionale des Églises chrétiennes au mouvement sioniste. Comment comprendre, dès lors, la déclaration Balfour du 2 novembre 1917 ?  L’explication la plus documentée à ce jour est des plus prosaïques. Par son soutien au mouvement national juif, le gouvernement britannique entendit d’abord affaiblir le pouvoir ottoman par la création d’un État tampon entre Turcs et Égyptiens, rallier les Juifs américains dont on surestimait le pouvoir d’influence, et ensuite couper l’herbe sous le pied de l’Allemagne, alors stratégiquement à son avantage ; les Britanniques craignant (à tort) que les Allemands en viennent à proclamer avant eux une déclaration de foi sioniste pour s’attirer l’appui des masses juives, hostiles par définition à l’empire pogromiste russe. Enfin, last but not least, le projet sioniste était aussi destiné à détourner les Juifs européens, et en particulier russes, du communisme dont on exagérait l’emprise sur les Juifs. La décision de soutenir le mouvement sioniste fut bien dictée par un pragmatisme tout britannique. Preuve ultime : l’épouvantable livre blanc de mai 1939, qui interdit toute émigration juive en Palestine, alors sous mandat… britannique ; une politique qui coûta, on le sait, la vie à des centaines de milliers de Juifs désireux de quitter à tout prix l’Allemagne nazie. Cherchez l’erreur. On constate que la thèse religieuse ne résiste pas à l’examen. Bien qu’il y ait eu de nombreux protestants évangéliques, certes minoritaires, favorables au projet sioniste (ce qui n’est pas répréhensible), force est de rappeler l’hostilité rageuse des principaux courants religieux au retour des Juifs à Sion, une opposition qui perdure aujourd’hui.

Les chrétiens et Israël : une hostilité d’essence théologique

Comment expliquer l’hostilité des églises chrétiennes au sionisme ? Au IVe siècle, conscient des liens charnels unissant les Juifs à leur terre, Saint Augustin commanda aux chrétiens d’interdire toute idée de retour des Juifs à Sion, en punition d’un crime qu’ils n’avaient pas commis, à savoir le déicide. Cette malédiction est à l’origine du mythe du Juif errant, à jamais condamné à la servitude éternelle. La doctrine augustinienne explique l’hostilité intrinsèque des catholiques au projet sioniste, au grand dam d’un Théodore Herzl qui tenta de rallier la papauté à sa bannière, comme d’ailleurs la Sublime porte. En vain. Cette hostilité d’ordre essentiellement théologique explique d’abord pourquoi il se trouve aujourd’hui tant de chrétiens, catholiques mais aussi anglicans, à présenter Jésus non comme un Juif mais comme un Palestinien. Pour preuve cet extrait d’une homélie de Naïm Ateek, prêtre anglican, adepte de la Théologie (palestinienne) de la Libération : « Alors que nous approchons de la Semaine Sainte et de Pâques, la souffrance de Jésus-Christ aux mains de puissances politiques et religieuses malfaisantes, il y a deux mille ans, se manifeste à nouveau en Palestine. Le nombre de Palestiniens et d’Israéliens innocents qui ont été victimes de la politique de l’État d’Israël augmente. Ici, en Palestine, Jésus marche encore sur la Via Dolorosa. Jésus est le Palestinien impuissant, humilié à un point de contrôle, la femme tentant d’arriver à l’hôpital pour recevoir des soins, le jeune homme dont la dignité est piétinée, le jeune étudiant incapable d’atteindre l’université pour étudier, le père sans emploi qui doit trouver du pain pour nourrir sa famille ; la liste devient tragiquement plus longue, et Jésus est là, au milieu d’eux, souffrant avec eux. Il est avec eux quand leurs maisons sont bombardées par des chars et des hélicoptères de combat. Il est avec eux dans leurs villes et leurs villages, dans leurs douleurs et leurs chagrins. Dans cette période de Carême, il semble à bon nombre d’entre nous que Jésus est encore sur la croix avec des milliers de Palestiniens crucifiés autour de lui. Il faut seulement des gens dotés de discernement pour voir les centaines de milliers de croix dans tout le pays, les Palestiniens, hommes, femmes et enfants crucifiés. La Palestine est devenue un énorme Golgotha. Le programme crucificatoire (sic) du gouvernement israélien fonctionne quotidiennement. La Palestine est devenue le lieu du crâne. »[1]

Cet « embarras » des chrétiens vis-à-vis du sionisme nous permet de comprendre pourquoi le Vatican fut le dernier État européen à reconnaître l’État d’Israël. En 1993 ! Il éclaire encore l’opposition farouche, en 1947, des partis catholiques européens à l’idée d’un État juif, forcément athée et marxiste, pour reprendre les termes de la presse catholique belge et ce, au contraire du mouvement communiste, tout acquis à la cause juive. C’est bien dans les milieux progressistes que les sionistes trouvèrent leurs plus fermes appuis. Rappelons à toutes fins utiles que l’un des inventeurs du sionisme, fut le philosophe Moses Hess, un compagnon de combat de Karl Marx et de Friedrich Engels. On le crédite, à tort ou à raison, d’avoir introduit Marx aux problèmes économiques et sociaux et converti Engels au communisme. C’est à ce socialiste juif que l’on devrait la célèbre formule « la religion est l’opium du peuple ». Tout comme le rabbin bosniaque Yehuda Alcalay le formulait quelques dizaines d’années auparavant, Hess appela de ses vœux la création d’un État national juif et ce, dans le contexte des persécutions systémiques des Juifs en cités chrétiennes comme musulmanes. On rappellera, ici, le pogrom de Damas de 1840. « Nous demeurons toujours des étrangers parmi les nations (…) Ce que nous avons à accomplir dans le présent pour la régénération de la nation juive est d’abord de maintenir vivant l’espoir d’une renaissance politique de notre peuple, puis de réveiller cet espoir, là où il sommeille. Quand les conditions politiques en Orient seront propices à l’organisation d’un début de rétablissement de l’État juif, ce début s’exprimera par la création de colonies juives dans le pays de leurs ancêtres », écrit Hess en 1862.

Quand donc les contempteurs d’Israël accepteront-ils l’idée que le sionisme fut et reste un mouvement d’émancipation individuelle et collective d’essence démocrate et anticoloniale ?  Comment comprendre sinon qu’il fut porté et soutenu par les plus éminentes personnalités du XXe siècle tels Léon Blum, Robert Badinter, Aristide Briand, Albert Camus, René Cassin, Winston Churchill, Albert Einstein, Martin Luther King, Maurice Ravel, Jean-Paul Sartre, Eleanor Roosevelt, Émile Vandervelde ou encore Simone Veil ? Qui dit mieux ? Le Grand mufti de Jérusalem, l’allié de choix du Duce italien et du Führer nazi ?  

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