Petits calculs et grands sentiments

Elie Barnavi
Il arrive que les impératifs éditoriaux ne coïncident pas avec le temps politique. A l’heure où j’écris ces lignes, il reste à Benny Gantz douze heures pour tenter de former un gouvernement. Mais je ne prends pas de gros risques en avançant que ses chances sont à peu près aussi bonnes que celles du PTB de prendre la tête de l’exécutif flamand. Commencera alors une période de 21 jours pendant laquelle la Knesset devrait dégager en son sein une majorité de soixante députés plus un. Autre exercice en futilité. Donc, une troisième élection en perspective, sans doute au printemps ou au début de l’été.
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C’est, bien sûr, une perspective catastrophique, mais moins qu’un gouvernement d’union nationale de rotation dont Netanyahou prendrait la tête en premier. On se contente de peu ces temps-ci. L’autre option, un gouvernement minoritaire de centre gauche avec la Liste unie arabe en soutien extérieur, est condamnée par le refus d’Avigdor Liberman de l’endosser. Sur ce plan, le chef d’Israel Beteinou ne vaut pas mieux que Netanyahou, dont la campagne d’incitation contre ces « traîtres » de citoyens arabes a plongé ces derniers jours dans des abîmes de bassesse où même lui semblait incapable de sombrer. Spectacle répugnant que cet homme aux abois qui ne recule devant rien pour s’accrocher au pouvoir, et de la bande de lèche-bottes à son service. Il sera intéressant de voir ce qui va se passer la semaine prochaine, lorsque le procureur général Avishai Mandelblit annoncera enfin sa décision de le mettre en examen. Intéressant, mais peu ragoûtant.

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A l’heure où j’écris ces lignes, aussi, Israël vit les derniers soubresauts du dernier coup anti-terroriste de Tsahal dans la bande de Gaza : l’assassinat ciblé de Baha Abou al-Ata, le commandant du Djihad islamique dans le nord du territoire. Certes, l’homme, un électron libre qui n’obéissait qu’à lui-même, était une vraie nuisance et son élimination était programmée de longue date. Il n’empêche, des centaines de roquettes ont plu dru sur le pays, des millions de personnes ont dû rester chez elles, un million d’enfants n’ont pas pu se rendre à l’école, bref, pendant plusieurs jours Israël tout entier, ou peu s’en faut, s’est trouvé paralysé. Et la nasse juridique et politique dans laquelle se débat le Premier ministre étant ce qu’elle est, on ne peut se défaire du sentiment pénible qu’elle colore tout ce qu’il entreprend.

Pour qui a des yeux pour voir, il est évident que la situation à Gaza n’a pas de solution militaire. L’establishment sécuritaire aspire à parvenir avec le Hamas à une trêve de longue durée, et il semble bien que la centrale islamiste ne demande pas mieux. D’ailleurs, dans ce dernier round, et pour la première fois, l’armée a épargné le Hamas et concentré son feu sur le seul Djihad. Mais précisément, que vaudrait une trêve avec un Hamas qui n’a plus le monopole de la force militaire ? Aussi bien, la solution à Gaza passe par Ramallah, autrement dit, ne saurait être que globale et politique. Mais cela suppose une vraie négociation, un plan de paix, des compromis… Autant espérer la lune.

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Justement, on vient d’apprendre par la voix du secrétaire d’Etat Pompeo que l’administration américaine ne considère plus les implantations juives comme une entreprise illégale. Après avoir coupé les vivres à l’UNRWA, l’agence de l’ONU d’aide aux réfugiés palestiniens ; après avoir fermé les bureaux de l’OLP à Washington et le consulat américain auprès des Palestiniens à Jérusalem ; après avoir reconnu Jérusalem comme la capitale de l’Etat juif et le plateau du Golan comme relevant de la souveraineté israélienne, il ne restait plus qu’à offrir ce dernier cadeau à Netanyahou. Que ce cadeau contrevienne aussi bien au droit international qu’à un demi-siècle de diplomatie américaine, voilà qui ne saurait gêner le locataire de la Maison-Blanche.

Comme les gestes précédents, la portée réelle de celui-ci est nulle. La situation sur le terrain n’en sera point affectée, pas plus que le changement de la position américaine ne va modifier la loi internationale ni infléchir la position du reste du monde, y compris celle des alliés des Etats-Unis. D’ailleurs, Pompeo lui-même a assuré que cette décision ne devrait pas influer sur les négociations entre les parties, lesquelles détermineront d’un commun accord le sort de ces implantations. Pourquoi l’avoir prise alors ? Eh bien, pour « avancer la cause de la paix ». Il fallait y penser.

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Il est intéressant de noter que la déclaration américaine est intervenue dans la foulée d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne stipulant que les Etats de l’UE doivent imposer aux produits israéliens des Territoires occupés la mention de leur origine sur leur emballage. Dans l’esprit des juges du Luxembourg, il s’agit d’informer les consommateurs de l’Union de la provenance de ces produits afin qu’ils puissent décider de leurs choix en connaissance de cause. C’est la fameuse « différenciation » entre le territoire souverain de l’Etat d’Israël, reconnu par la communauté internationale, et les territoires conquis lors de la guerre des Six-Jours, considérés eux, comme étant sous occupation militaire et soumis à ce titre aux règles du droit humanitaire international. Comme on pouvait s’y attendre, le gouvernement israélien a hurlé à la discrimination, et l’on a entendu des juristes évoquer l’étoile jaune de sinistre mémoire. Etoile jaune ? Pogrom, oui !

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Un boycott qui n’a rien à voir. Des militantes féministes ont fait annuler la diffusion du film J’accuse, de Roman Polanski, au Théâtre national de Bretagne (TNB) à Rennes. J’ai vu le film en avant-première à Tel-Aviv. C’est un excellent film. La restitution historique est remarquable, le jeu des acteurs saisissant -formidable Jean Dujardin dans le rôle du colonel Picquart, le héros du film-, la mise en scène superbe. Mais bien sûr, les militantes en question n’ont rien à faire de la qualité de l’œuvre. Elles en veulent à son auteur, accusé d’un viol perpétré selon sa victime, Valentine Monnier, voici quarante-deux ans. Elles ont exigé du directeur du TNB qu’il « déprogramme le film, pour de bon », ce que ce dernier a refusé dans un communiqué plutôt confus, en essayant tant bien que mal de sauver tant le film que sa propre réputation de bien-pensant. En attendant, ces dames ont envahi le théâtre, déclenché l’alarme et provoqué l’évacuation de quelque 1.200 spectateurs, ceux de J’accuse comme tous les autres.

Cela tourne à l’épidémie. Au nom d’impératifs moraux, on tente d’empêcher par la force l’expression libre d’opinions qui semblent les contredire. A la Sorbonne, on tente d’interdire la représentation d’une pièce d’Eschyle sous prétexte que les acteurs étaient munis de masques noirs, ce qui, paraît-il, évoquait le black face d’immonde réputation. Au cri de « Hollande assassin ! », des étudiants de l’Université de Lille empêchent l’ancien Président de la République de prendre la parole, et, tenez-vous bien, déchirent le livre qu’il est venu présenter. A l’Université de Bordeaux, la philosophe Sylviane Agacinski est interdite de conférence par plusieurs associations étudiantes qui lui reprochent ses prises de position contre la GPA.

Pour en revenir à Polanski, j’ignore évidemment tout de ce qui s’est passé entre le réalisateur et son accusatrice dans cette nuit lointaine de 1975. Je constate simplement que nous vivons à une époque où l’on refuse de dissocier l’homme de son œuvre, et l’on efface volontiers celle-ci à cause des turpitudes, réelles ou supposées, de celui-là. Se rend-on compte qu’à ce jeu-là on risque de jeter aux orties l’essentiel de la production intellectuelle et artistique de l’Occident ?

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël