« Raisonnabilité »

Elie Barnavi
Le bloc-notes d’Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël
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Dans le théâtre de l’absurde qu’est devenue la politique israélienne, l’audience du 12 septembre sur la doctrine de « raisonnabilité » devant la Haute Cour de Justice au complet a offert un rare moment de clarification.

Comme on le sait, ce terme juridique un peu abscons désigne la capacité de la Cour de frapper de nullité une loi considérée comme extrêmement déraisonnable, c’est-à-dire sacrifiant l’intérêt du public au profit d’avantages politiques du pouvoir. Incorporée dans le droit administratif dans les années 1990, et en fait rarement utilisée, cette doctrine n’en constitue pas moins un dispositif de protection des citoyens face à l’arbitraire du pouvoir. Le gouvernement a promulgué une loi, la première d’une série d’amendements constitutionnels visant à en finir avec le contrôle judiciaire exercé par les cours. C’est cette loi qui a fait l’objet de recours de l’opposition et de plusieurs organisations issues de la société civile. Que la Cour finisse par leur donner raison et le gouvernement refuse de lui obéir, et Israël se verra englué dans une crise constitutionnelle sans précédent, donc à l’issue imprévisible.

Laissons de côté la dentelle des arguments échangés de part et d’autre tout au long des quatorze heures de débats, pour nous concentrer sur deux moments particulièrement instructifs. L’un a été offert par Simcha Rothman, l’halluciné président de la Commission des lois de la Knesset et l’un des principaux architectes de la « réforme judiciaire ». Le peuple, a expliqué cet homme aux juges médusés, « peut tout faire ». Le « peuple » s’exprimant par la voix de la majorité parlementaire du moment, tout frein dont on prétendrait brider sa volonté est par conséquent illégitime. À quoi le juge Isaac Amit a rétorqué que : « Si la majorité peut tout faire, alors elle s’abaisse au niveau d’un comité de décoration d’une classe de primaire. »

L’autre moment remarquable, on le doit à Me Bombach, l’un des avocats représentant le gouvernement. Lui s’en est pris à la Déclaration d’Indépendance, un document « rédigé à la hâte », par trente-sept personnages que personne n’a élus et non représentatifs de la société israélienne de l’époque. « Est-il concevable que ces gens-là aient involontairement créé pour nous une constitution qui lie les générations futures ? » Tout est faux dans ces mots, où la stupidité le dispute à l’ignorance. Mais, comme la définition de la démocratie par Rothman, cette attaque contre l’acte de naissance de l’État-nation du peuple juif a le mérite de définir l’enjeu de la partie qui se joue en Israël depuis neuf mois.

Il se passera de longues semaines avant que la Cour rende son verdict, et nul ne sait de quoi il sera fait. Quel qu’il soit, il ne mettra pas fin à l’affrontement entre les deux visions radicalement opposées de la république israélienne. Généralement, ce genre de conflit existentiel se règle dans la guerre civile. J’ai déjà dit dans ces colonnes pourquoi, si la violence sporadique est probable, la guerre civile, la vraie, à l’espagnole, ne l’est pas en Israël. Par les temps qui courent, c’est une consolation.

Avant de s’envoler pour les États-Unis, le dimanche 17 septembre, Netanyahou a consenti à dire quelques mots aux représentants de la presse locale. Ce fut un événement : depuis son retour au pouvoir, en décembre dernier, il a accordé vingt-trois interviews à la presse internationale, principalement américaine, et un seul à une télévision israélienne, la bibiste Chaîne 14, sorte de Fox locale. Ce fut pour lui l’occasion d’une attaque en règle contre les manifestants qui lui empoisonnent la vie, assimilés à des séides de l’Iran et de l’OLP (?), pas moins. Généraux et chefs des services spéciaux à la retraite, pilotes réservistes, capitaines d’industrie, universitaires et membres des professions libérales, tous au service du Guide de la révolution de Téhéran. Qui reste-t-il ? Il reste la fameuse « base » sur laquelle repose le « camp national » qui constitue sa majorité. Dans ce « camp national » il y a le Likoud, devenu par ses soins une secte jusqu’au-boutiste dévouée à sa personne et dont les rares éléments modérés ont été poussés dehors ou se tiennent coi ; les judéo-fascistes messianiques de Smotrich et Ben-Gvir ; et les haredim. Ces derniers, qui considèrent, comme ne cessent de le proclamer leurs journaux, que l’État d’Israël est une terre d’exil à l’instar de la Lituanie ou de la Pologne de jadis, haïssent les symboles de l’État, refusent de servir à l’armée, participent marginalement à la force de travail et monnaient leur participation à la coalition par le pillage systématiques de l’argent public et l’imposition de lois d’un autre âge à l’ensemble de la population juive. Or, l’un d’entre eux, le député Eichler, vient de s’illustrer en accusant le mouvement sioniste d’avoir collaboré avec les nazis dans l’entreprise d’annihilation du peuple juif. Ce qui a provoqué l’ire du député Eichler est une observation pour une fois sensée du Premier ministre qui a invité les dévots de Nahman de Bratslav de s’abstenir cette année de se rendre sur sa tombe d’Ouman, en Ukraine. Il y a une guerre là-bas, a-t-il dit, c’est dangereux, le Saint Béni soit-Il n’a pas toujours protégé les Juifs contre le malheur. Netanyahou n’a pas volé sa leçon d’histoire. Et il l’a comprise, puisqu’il s’est tu dans toutes les langues. Où l’on voit que l’appartenance au « camp national » obéit à sa propre logique : moi, je suis dehors ; Eichler est dedans.

Et puisqu’on parle de « camp national », en voici une manifestation. En juillet 2015, un « jeune des collines », Amiram Ben-Ulliel, a jeté une bombe incendiaire par la fenêtre d’une famille palestinienne du village de Douma, en Cisjordanie. Trois de ses membres, le père, la mère et un bébé de dix-huit mois sont morts carbonisés. Un quatrième, quatre ans à l’époque, a survécu en piètre état à ses brûlures. L’homme a été condamné à la prison à vie. Un fort parti du « camp national », rabbins, parlementaires et simples citoyens s’agitent pour obtenir « Justice pour Amiram » – c’est le slogan d’une ONG fondée à cet effet, qui a déjà collecté plus d’un million de shekels. Il s’agit dans un premier temps d’adoucir ses conditions de détention, puis d’obtenir sa libération. Dans les manifestations de la droite en faveur de la « réforme judiciaire », fleurissent des t-shirts portant l’inscription « Amiram a eu raison » (ou « Kahana avait raison », ou « Yigal Amir [l’assassin de Rabin] avait raison. ») L’égérie de ce qui apparaît déjà comme un mouvement d’opinion, Limor Son Har-Melech, députée de Puissance juive, qualifie l’assassin de « saint Tzaddik » (juste). Puissance juive est le parti de Ben-Gvir, ministre de la Sécurité nationale dans le gouvernement de Netanyahou.

Mais revenons au périple du Premier ministre et de son épouse aux États-Unis. Le but principal du voyage était une entrevue avec le président américain – une entrevue bien tardive, et non pas à la Maison Blanche comme il l’aurait souhaité, mais dans les marges de l’Assemblée générale de l’ONU, ce qui est un ersatz, mais mieux que rien. Il y a été question des « valeurs partagées » entre les deux peuples, mot de code pour désigner le coup d’État judiciaire dont Biden et son entourage ne cessent de dire tout le mal qu’ils pensent. Et il a été surtout question de la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite, à laquelle Washington travaille sans relâche. C’est une immense affaire triangulaire, par rapport à laquelle les Accords d’Abraham de naguère font figure de roupie de sansonnet. La place me manque pour élaborer sur les gains diplomatiques, stratégiques, économiques que chacun des trois côtés du triangle peuvent espérer d’une conclusion heureuse. Disons que, pour Netanyahou, ce serait une manière de sortir honorablement du mauvais pas où il s’est mis et de laisser derrière lui un legs véritablement révolutionnaire.

Mais c’est fort mal parti. Car le triangle est un fait un carré, dont l’un des côtés est palestinien. Certes, les Émiratis, les Bahreïnis, les Marocains et les Soudanais se sont assis sur les droits des Palestiniens et se sont contentés de vagues promesses, cependant que les Palestiniens se sont tiré une balle dans le pied en condamnant les accords sans autre forme de procès. Les Saoudiens, chefs de file du monde sunnite et auteurs du plan de paix arabe vieux de deux décennies déjà mais toujours sur la table, ne peuvent pas se permettre la même désinvolture. Ils veulent des gestes concrets, comme le transfert de territoires en Cisjordanie à l’Autorité palestinienne et, au minimum, un moratoire sur la colonisation. Avec la coalition dont dispose Netanyahou, ils peuvent toujours rêver. Lui aussi.

Avant New York, Netanyahou s’est arrêté à San Francisco. Unique but de l’étape : une rencontre avec Elon Musk. Il s’agissait, paraît-il, de discuter avec l’excentrique entrepreneur de l’Intelligence artificielle. Il se trouve que le propriétaire de Tweeter, qu’il a rebaptisé X et dont il a fait sauter tous les garde-fous, est l’un des plus redoutables disséminateur de tropes antisémites au monde. Les dirigeants du judaïsme américain ont supplié le Premier ministre de s’abstenir de s’afficher avec lui. En pure perte. Il est vrai que Netanyahou et son gouvernement n’ont cessé de légitimer régimes et partis européens dont l’antisémitisme est le fonds de commerce. Le dernier exploit de son ministre des Affaires étrangères, Eli Cohen : au mépris des mises en garde du gouvernement roumain et de la politique de son propre ministère, il a ordonné à l’ambassadeur d’Israël à Bucarest de rencontrer le chef de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), une formation fasciste et ouvertement négationniste. À quoi cela sert-il ? À troquer le certificat de respectabilité estampillé par l’État juif contre le soutien de ces parias à la colonisation des Territoires. De fait, Yossi Dagan, président du Conseil régional de Samarie et l’un des colons les plus extrémistes, a accompagné le malheureux ambassadeur. L’État juif, promoteur de l’antisémitisme dans le monde. Pour paraphraser la fière devise de Nicolas Fouquet, l’infortuné ministre de Louis XIV, Quo non descendemus, jusqu’où ne descendrons-nous pas ?

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Douenias Giacomo
Douenias Giacomo
1 année il y a

Comme d’habitude, la haine de Bibi transpire de toutes les pores d’Elie Barnavi.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël