Côté pile : une volonté d’en finir avec le racisme et le sexisme en mettant fin à l’impunité dont ont bénéficié pendant tant d’années ségrégationnistes et harceleurs de tout poil. Les mouvements Black lives matter et #Metoo en sont le fer de lance, les réseaux sociaux l’arène principale. Il ne s’agit pas seulement de s’en prendre aux manifestations les plus spectaculaires de tels maux : l’affaire Weinstein et la mort par étouffement de George Floyd, laquelle a déclenché à juste titre des réactions d’indignation et de révolte dans le monde entier. Le mouvement porte bien plus loin : on s’attaque au « racisme systémique » et on cherche à déterrer les racines de la domination masculine. C’est une lame de fond : la parole des femmes harcelées et violées a été longtemps inaudible, y compris par la police et la justice, et la violence policière à l’égard des Noirs est quotidienne.
Côté face : la veille de l’Independence Day, l’inénarrable Trump aiguise sa rhétorique ultra-clivante sur fond de figures de présidents sculptés dans le célèbre Mont Rushmore. Il dénonce le « fascisme » d’extrême gauche, les pratiques d’intimidation et la volonté d’effacer « notre Histoire ». Dans la bouche d’un personnage dont la marque de fabrique est le mensonge systématique, le propos ne manque pas de sel. En effet, l’extrême droite, affichée ou dissimulée sous un mince vernis populiste, porte une responsabilité écrasante dans le délitement de la démocratie, devenue « illibérale ».
Mais il serait trop facile de considérer les deux côtés de la « pièce » sous leurs aspects respectifs les plus caricaturaux : nous manquerions alors l’importance du problème qui se pose. Au milieu de ses éructations du 4 juillet, Trump a lâché deux mots : cancel culture, « culture de l’annulation ». Or des intellectuels sérieux et respectables ont, dans une lettre collective, dénoncé eux aussi cette volonté d’ « annulation ». Annuler qui ? Quoi ?
Les mouvements de lutte contre le racisme, le sexisme, etc., ne datent bien sûr pas d’hier. Depuis la fin du 20e siècle, les campus américains ont été le lieu d’un combat pour le « politiquement correct ». On a mille fois dénoncé les excès d’un tel mouvement, basé sur de très bonnes intentions : il s’agissait à l’origine de purifier le langage des expressions les plus grossières à l’égard des femmes, des Noirs, des minorités en général. Mais bien vite, une sorte de police de la pensée s’est installée sur les campus et petit à petit, le chilling effect, effet de « gel » du discours, a fait son œuvre : on n’osait plus exprimer une position dissidente de peur que le ciel ne tombe sur la tête de l’audacieux impertinent.
Mais c’était avant l’avènement des réseaux sociaux, qui font et défont une réputation et une carrière en quelques clics. C’était avant que le tribunal de l’opinion publique qui, comme on sait, ne rend jamais qu’une caricature de justice, ne bénéficie d’un renforcement formidable grâce à l’Internet 2.0, à Facebook, puis Twitter, etc.
Et voici le danger : que les excès d’une justice virtuelle expéditive aux effets bien trop réels décrédibilisent un mouvement en son essence si nécessaire. Que des vies soient brisées par des accusations dont on s’apercevrait rétrospectivement qu’elles étaient dépourvues de fondement : en matière de rumeurs, on ne compte plus les « fumées sans feu ». Quelle désolation, et quel beau cadeau offert à la droite qui n’a toujours rien appris !
Mais n’entend-on pas ce faisant une vieille musique ? On pensait que, depuis quelques décennies, Camus avait enfin eu raison contre Sartre et qu’une révolte risquait toujours de se dévoyer en révolution dogmatique et violente. Ce n’est pas tellement qu’on aille trop vite : c’est qu’il y a d’autres valeurs en cause, et que la monomanie militante risque de les faire passer par-dessus bord avec les meilleures intentions du monde. Il n’y aura pas d’émancipation des plus vulnérables sans une large liberté d’expression, le strict respect de la présomption d’innocence, l’exercice de la pensée critique et le sens de la nuance.
Il ne s’agit pas d’ « annuler » les individus (de les faire dégager –sauf avec de bonnes raisons et après avoir entendu les arguments de l’ « accusé »), d’expulser de l’espace public les personnages historiques et leurs statues (sauf après discussion informée), d’éradiquer les idées politiquement incorrectes. Il devrait plutôt être question d’ouverture, d’intelligence, de générosité et de justice. La gauche ne doit pas à nouveau se laisser tenter par ses vieux démons. La droite populiste est aujourd’hui trop forte pour qu’on baisse la garde face à elle.
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