Qui peut bien croire à la « paix pour la paix » ? Aussi séduisante soit-elle, la formule choisie par Benjamin Netanyahou pour annoncer le 13 août dernier l’accord de normalisation entre Israël et les Emirats arabes unis est loin de refléter la réalité. La paix est bien au rendez-vous de cet événement historique : les Emirats sont en effet le troisième pays arabe à reconnaître l’Etat d’Israël, après l’Egypte (en 1977) et la Jordanie (en 1994). C’est aussi la première monarchie du Golfe à entamer une normalisation de ses relations avec l’Etat juif, ouvrant une brèche dans laquelle se faufileront peut-être demain Bahreïn, Oman, ou d’autres pays arabes plus éloignés comme le Soudan et le Maroc. La suite n’est toutefois pas écrite d’avance tant il reste inimaginable pour la majorité des Etats de la Ligue arabe de transgresser le principe du « triple Non » qu’ils avaient établi au Sommet de Khartoum en 1967 : non à la paix avec Israël, non à sa reconnaissance et non à toute négociation avec lui. Autant dire que les Emiratis ne se sont pas risqués à la paix pour la beauté du geste.
L’écran de fumée de l’annexion
Bien au contraire, Abu Dhabi explique avoir obtenu la paix contre des territoires, précisément ceux visés en Cisjordanie par les projets d’annexion. « Lors d’un appel avec le président Trump et le Premier ministre Netanyahu, un accord a été conclu pour mettre fin à la poursuite de l’annexion par Israël de territoires palestiniens » s’est félicité sur Twitter le prince héritier Mohammed Ben Zayed (MBZ). Sauf que le communiqué officiel conjoint annonce qu’Israël va « suspendre » son projet en Cisjordanie, laissant libre court à des interprétations plus lâches. Netanyahou s’est d’ailleurs empressé d’assurer aux colons que le dossier était toujours « sur la table ». A ce petit jeu, chacun sort gagnant. Les Emiratis redorent leur image et se posent en médiateurs anti-colonisation. De son côté, Netanyahou obtient une reconnaissance d’Israël à moindre coût. Il n’a aucun mal à ranger au placard l’annexion unilatérale, si risquée d’un point de vue sécuritaire et diplomatique, puisqu’elle lui servait surtout comme argument de campagne pour siphonner les voix des sionistes religieux.
L’écran de fumée de l’annexion dissipé, la normalisation fait apparaitre chacun des deux acteurs sous une lumière crue. Le geste des Emiratis démontre que l’occupation n’est plus un obstacle à la paix avec Israël. C’est une rupture brutale avec l’initiative saoudienne de 2002, selon laquelle toute normalisation est conditionnée au retrait israélien sur les lignes de 1967. Cependant, les Emiratis ne renoncent pas à la solution à deux Etats. Ils assurent qu’ils n’ouvriront une ambassade à Jérusalem seulement après qu’un accord de paix aura été trouvé avec les Palestiniens. Pragmatique, Netanyahou se plie à cette injonction, certain que la politique du fait accompli jouera en sa faveur. Mais lui-même ne peut crier victoire. S’il a réussi à faire la paix avec un Etat arabe en contournant les Palestiniens, il n’en a pas fini pour autant avec la question palestinienne. La solution à deux Etats reste bien l’horizon indépassable. Contre toute attente, le plan Trump s’y réfère aussi, quoique l’Etat palestinien y soit réduit à portion congrue. Malgré l’horreur que cela lui inspire, Netanyahou devra bien, tôt ou tard, négocier la paix contre des territoires.
Evidemment, les Palestiniens ne l’entendent pas de cette oreille. Humilié par la décision du cheikh MBZ, Mahmoud Abbas dénonce une « trahison » et une « agression ». Le grand mufti de Jérusalem Mohammed Hussein a même ressorti une fatwa de 2012 interdisant aux musulmans issus de pays ayant normalisé leurs relations avec Israël de venir prier à Jérusalem. « Un grain de sable du sol de la Palestine et du sol de la mosquée al-Aqsa est plus précieux que notre sang et nos vies », clame-t-il. On reste en deçà du niveau des violences essuyées par Sadate pour avoir osé signer la paix avec Israël : comparé à « Pétain » par Hafez el-Assad, exclu de la Ligue arabe, il avait fini par le payer de sa vie. Aujourd’hui, les Palestiniens peinent à rassembler jusque dans le monde arabe. Preuve supplémentaire qu’ils sont les grands oubliés de cette paix.
L’ennemi de mon ennemi…
Mais pourquoi chercher ailleurs qu’à Jérusalem et Abu Dhabi les raisons de cet accord ? La paix n’étant pas un club de philanthropes, les partenaires n’ont pas vocation à servir d’autres intérêts que les leurs. C’est le contraire qui serait inquiétant. La formule « la paix contre la paix » lâchée par Netanyahou comme une pique à la gauche israélienne, coupable à ses yeux d’avoir enfanté Oslo, est non seulement d’une incroyable naïveté, mais dangereuse. « Ce devrait être une recette impérative, pour les Etats, qu’il ne faut jamais rien céder contre rien, et plus précisément qu’on ne doit pas livrer une chose contre un sentiment », écrivait l’historien Jean-Baptiste Duroselle. Qu’on se rassure : ce que la Maison blanche appelle pour sa part du doux nom d’« accord d’Abraham » cache en fait une alliance des plus réalistes.
Pour commencer, la paix s’engage entre deux pays qui n’étaient pas en guerre. Elle officialise un rapprochement opéré en coulisses depuis deux décennies par Netanyahou et le Mossad [voir encadré]. Au cœur de leur entente, un ennemi commun : l’Iran, auquel s’est ajoutée la menace des Frères musulmans depuis l’irruption du Printemps arabe. Très vite, Israéliens et Emiratis ont compris l’intérêt qu’ils avaient à collaborer dans le domaine militaire et l’échange de renseignements. Tsahal fournit en secret du matériel sophistiqué à la « Sparte du Moyen-Orient », petite armée surentraînée engagée au Yémen, en Afghanistan et récemment en Libye. En espérant que l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salmane – dont MBZ est le mentor – et des pays arabes modérés les rejoignent contre l’axe des radicaux emmené par Téhéran et Ankara.
Les Etats-Unis jouent beaucoup dans leur entente secrète, comme dans son dévoilement. C’est la crainte d’une défaite de Trump en novembre, les laissant démunis face à l’Iran, qui a décidé les Emiratis à proposer un accord. S’allier à Israël a toujours été l’assurance pour les Arabes d’obtenir les faveurs de Washington. D’après des documents WikiLeaks cités par l’historien Elie Podeh, les Emirats « pensent qu’Israël peut faire des miracles ». Cette fois, ils ont tiré le gros lot : une des clauses de l’accord de normalisation porterait sur la vente d’avions de chasse furtifs F-35. Netanyahou dément pareil marchandage et promet déjà une bataille au Congrès américain, lequel garantit depuis 1973 « l’avantage militaire qualitatif » d’Israël dans la région. L’imbroglio autour des F-35 fait mauvaise figure, mais il a au moins une vertu : cesser tout malentendu au sujet de cette prétendue « paix pour la paix ».
« Shalom, Salaam et bienvenue »
La paix entre Israël et les Emirats n’est pas un geste d’amitié désintéressée. Elle ne met pas fin à un état de belligérance ni ne règle de litige territorial. Pour toutes ces raisons, elle promet d’être une paix véritable, pas la « paix froide » signée avec l’Egypte, mais rejetée par la rue arabe, ou celle avec la Jordanie, dont le 25e anniversaire a été ostensiblement ignoré des deux côtés du Jourdain. Cette fois, les Emiratis viendront bien faire des affaires à Tel-Aviv, tandis que les Israéliens rêvent déjà d’arpenter les shopping centers de Dubaï. Les liaisons téléphoniques directes ont été installées, l’accès aux sites internet ouvert. Le premier vol commercial de Tel-Aviv à Abu Dhabi est prévu en septembre. L’Arabie saoudite a autorisé le survol de son territoire, signe qu’elle adoube l’accord.
Vitrine de la normalisation, le tourisme sera lancé pour l’ouverture de l’Expo universelle de Dubaï en 2021, où il était déjà prévu qu’Israël ait son pavillon. D’autres secteurs vont fleurir (technologie, eau, santé, éducation…) entre « deux des économies et des sociétés les plus dynamiques du Moyen-Orient », écrit l’ambassadeur émirati à Washington Youssef al Otaiba. Sa tribune dans le Yedioth Aharonot titrée « Shalom, Salaam et bienvenue » fait suite à celle qu’il y avait publiée, toujours en hébreu, en juin dernier pour intimer Netanyahu de choisir entre l’annexion et la normalisation. Leur alliance militaire solide et cette promesse de prospérité économique convainc les Israéliens qu’il a fait le bon choix. Elle devrait persuader d’autres Etats arabes de les rejoindre pour briser enfin la malédiction de Khartoum.
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Le Mossad aux manettes
Ne cherchez pas un diplomate israélien dans l’accord entre Israël et les Emirats. Des tout premiers contacts clandestins jusqu’à l’annonce de la normalisation, le Mossad est à la manœuvre en contournant le ministère des Affaires étrangères. C’est le triomphe de la « diplomatie du secret » sur une administration mal aimée, indigente, qui sait fort bien que le vrai pouvoir est ailleurs. David Ben Gourion procédait déjà ainsi dans les années 1950, envoyant Shimon Peres forger des alliances militaires en secret. Netanyahou poursuit la tradition. Longtemps chef de la diplomatie lui-même, il veut tout contrôler dans l’ombre et jusqu’à la lumière dont il ne faudrait surtout pas qu’elle éclaire un autre que lui. Avertir Gabi Ashkenazi et Benny Gantz en charge des Affaires étrangères et de la Défense de l’accord avec les Emiratis ? Netanyahou n’y a jamais songé.
Seul aux commandes, le Mossad a donné aux relations avec Abu Dhabi leur coloration militaire. En 2009 déjà, Meir Dagan, alors à la tête de l’agence, proposait de vendre des drones aux Emiratis en échange de leur coopération contre l’Iran. Une transaction acceptée par Netanyahou, mais qui ne s’était pas concrétisée. Les activités du Mossad ont aussi parfois interféré. Après l’assassinat de Mahmoud Al-Mabhouh, un haut-cadre du Hamas, dans sa chambre d’hôtel de Dubaï en 2010, il a fallu deux ans aux Emiratis pour renouer avec Israël. Les échanges militaires y ont fortement aidé, quitte à provoquer une course aux armements dans la région.
Sans surprise, c’est donc Yossi Cohen qui a été choisi pour diriger la délégation chargée de négocier la normalisation avec Abu Dhabi. Le chef du Mossad est sans doute le seul que Netanyahou juge digne de lui succéder au poste de Premier ministre. Le jour de la cérémonie de signature de paix à la Maison Blanche, ce sera lui l’homme à suivre aux côtés de Trump, MBZ et Netanyahou.