Quelques mois plus tard eurent lieu les attentats de novembre 2015. Ces dates furent un séisme, notre 11 septembre français. A l’époque très peu comprenaient le lien intime existant entre Charlie et les Juifs. Charlie abandonné, visé, menacé était devenu juif, il en est mort.
Pendant des années, de terribles mésalliances avaient armé de mots les bras des assassins. Elles se poursuivent encore aujourd’hui et visent autant les vivants que la mémoire des morts. Le procès en cours devrait permettre de dénoncer, sans raccourcis ni complaisance, les terribles connivences et indulgences qui, dans la lumière crue des meurtres, demeure bel et bien une forme de complicité. Car c’est bien l’idéologie djihadiste et les réseaux politiques de l’islamisme qui ont tué.
Avant le carnage, nous étions peu nombreux à soutenir ouvertement Charlie, à nous mobiliser contre les menaces de mort et l’incendie qui, déjà, l’avait visé en 2011. Ni la gauche radicale ni les indignés professionnels, ni bien sûr, les milieux conservateurs n’étaient « Charlie ». Au lendemain des attentats de 2015, j’ai raconté cette colère et la longue solitude que nous avions traversée, ponctuée des meurtres de Juifs jusqu’à l’assassinat de Charlie.
Les ennemis des Juifs et de Charlie n’ont jamais désarmé. Les « je ne suis pas Charlie » d’hier continuent tranquillement leur progression dans les milieux intellectuels et universitaires, justifiant le meurtre avec le cynisme de notre époque comme leurs ainés avaient justifié les Goulags et les procès de Moscou. Un rappeur qui se compare à Hitler est au top des ventes et trouve chez les jeunes adeptes du « deux poids deux mesures », la même complaisance que pour Dieudonné. Et encore cette solitude face aux grands indignés qui, d’Alain Badiou à Virginie Despentes, n’ont toujours pas trouvé les mots de cette dénonciation-là.
Il y aussi hélas de « nouveaux amis » des Juifs et de Charlie qui vous font ressentir encore plus fort la solitude car leur soutien est une insulte à nos mémoires. Face à l’agression au couteau du 25 septembre, c’est, sans surprise, Marine Le Pen qui a eu les mots les plus durs. Depuis des années, l’extrême droite tente de s’emparer du mot dévoyé de la laïcité ou de la lutte contre l’antisémitisme. Il y avait là sans doute une trop belle occasion à saisir devant tant d’abandon et de complicités. Désormais, leurs idées et leurs valeurs colonisent doucement l’espace culturel, médiatique et mental. Ce sont les mêmes idées, le même racialisme, les mêmes folies identitaires qui, de part et d’autre de l’échiquier semblent s’unir pour signer la mort de l’esprit Charlie. En quelques années seulement, d’anciens humanistes en sont venus à partager des sites d’extrême droite, collaborant même parfois à des revues complotistes*.
L’extrême droite a pris le pouvoir au Brésil, aux États-Unis, en Hongrie etc. La haine de l’islam et des étrangers fait partie de son programme. En son nom, on a tué comme à Christchurch et ailleurs. Ne pas voir que cette haine a aussi pu trouver abri derrière un discours à peine voilé de défense de « l’identité nationale » ou pire de la dignité des femmes, voire de « lutte contre l’antisémitisme » c’est consentir à cette innocence meurtrière dont jamais Charlie Hebdo n’usa.
Accuser Charlie de racisme comme l’ont fait les islamistes et leurs idiots utiles releva de la calomnie meurtrière. Jamais aucun journal ne fut plus engagé pour la défense des immigrés et des sans-papiers, contre les contrôles au faciès, les tests ADN, le ministère de l’Identité nationale mis en place par Sarkozy, etc. Charlie, ce fut la fierté d’un journal libertaire et pluriel, porté par la belle tradition insolente et anticléricale d’une gauche antitotalitaire. Lire Charb, Tignous, Cabu et tous les autres, c’était pouvoir avec eux soutenir les Palestiniens sans une once d’indulgence pour l’antisémitisme que, presque seuls, ils dénonçaient sans relâche. C’était rire des porte jarretelles, des dessins et des blagues grivoises, toujours adossés à l’évidence de leur défense du féminisme. C’était dénoncer l’islamisme avec colère et humour sans jamais sombrer dans la haine raciste des musulmans. C’est tout cela que les assassins ont visé. Et ce n’est pas en dépit mais bien à cause de cela que Charlie fut ciblé. Ce n’est pas l’extrême droite raciste qui fut attaquée mais bien l’intransigeance d’un combat contre l’islamisme sans aucune compromission.
Que les chantres de l’identité nationale, drapés dans les mots dévoyés de la laïcité et de la République, puissent sans vergogne se réclamer de Charlie a quelque chose d’obscène. Que les « je ne suis pas Charlie » puissent encore et toujours tenir conférence et débat, l’âme désormais tachée du sang de nos camarades constitue une défaite. Une défaite en miroir.
Charlie et les Juifs semblent continuer de partager un destin commun ; ils demeurent la cible de ceux qu’aucun massacre n’a encore réussi à émouvoir. Et les agressions répétées prouvent encore qu’il n’y a pas de menace à relativiser. Ils sont aussi trop souvent défendus par une droite identitaire qui piétine ainsi leur mémoire et leurs combats. Entre la lâcheté complice qui toujours se déploie et ces faux « nouveaux amis », on oscille souvent mal entre la colère et la mélancolie. Face à eux et contre eux, ayons le courage d’être « toujours Charlie ».
*Le dernier numéro de la revue de Michel Onfray arbore en Une un propos complotiste et un visuel antisémite.