Quand on lui a d’abord annoncé que sa fillette de neuf ans avait été tuée par le Hamas pendant l’attaque du 7 octobre et non kidnappée à Gaza, Thomas Hand a laissé échapper un soupir de soulagement, avant de fondre en larmes : « Si vous saviez ce qu’ils font aux gens à Gaza, c’est pire que la mort ! » La petite Emily a heureusement été reconnue vivante, classée comme otage, puis libérée après plus de 50 jours de captivité. Depuis, elle réapprend à vivre. Littéralement. Elle a réappris à s’exprimer autrement qu’en murmures, elle à qui les terroristes avaient interdit de parler. Peu à peu, elle se réapproprie les gestes du quotidien, même si elle ne parvient toujours pas à rester seule dans une pièce. Et elle commence à raconter ce qu’il lui est arrivé, sans trouver encore la force de désigner tous les maux. « Parfois cela ne me fait pas du bien de dire certains mots », explique-t-elle sur la chaîne Kan. Alors elle a inventé un lexique de la captivité, où ces mots qui renvoient à l’indicible sont remplacés par la nourriture qu’elle n’aime pas : la bande de Gaza devient « la boîte », les terroristes sont des « olives », un otage est un « fromage »… Une stratégie d’évitement élaborée avec les psychologues qui la soutiennent depuis son retour en Israël.
Comme Emily, ils sont 40 enfants à être revenus vivants de l’enfer de Gaza. Chacun avec ses blessures, son expérience traumatique et ses façons de s’en sortir. « Comment peut-on se sentir bien après une expérience comme celle-là ? Il y a un long chemin à faire », se lamente la tante d’Eitan Yahalomi, 12 ans, laissé des jours à l’isolement en étant forcé de visionner des vidéos du Hamas. « C’est un enfant calme, cela va prendre du temps pour qu’il exprime ses émotions ».
« Le trouble de stress post-traumatique a sa propre temporalité », nous explique Milca Céline Adrey, psychologue clinicienne, spécialiste du traitement post-traumatique et membre de l’association israélienne One Family. Il se caractérise par quatre sortes de symptômes dont l’effet persiste plus d’un mois après avoir été exposé à un événement traumatique : un manque de concentration sur des tâches simples, des troubles du sommeil, la réminiscence d’images pouvant se superposer à la réalité et un repli sur soi. Le corps y réagit diversement : maux de tête, nausées, douleurs abdominales. « Chez l’enfant, poursuit-elle, s’ajoute un comportement régressif, notamment le fait de mouiller son lit et l’incapacité à rester seul. »
Tous les enfants sont affectés par la guerre, y compris les nourrissons. « Sans avoir les moyens intellectuels de comprendre ce qu’est une guerre, ils perçoivent à travers le timbre de nos voix, les phéromones que nos corps dégagent lorsque nous avons peur, et à notre agitation, que nous sommes confrontés à une menace vitale », précise la psychologue dans une vidéo didactique diffusée sur Internet. Au total, 19 407 enfants ont été reconnus victimes directes du terrorisme depuis le 7 octobre, dont plus de 7 200 âgés de moins de six ans. 20 sont orphelins de père et de mère, 96 ont perdu un parent et 15 ont un parent en captivité. Qu’ils le verbalisent ou non, la guerre laisse sur chacun des traces douloureuses. On estime que 10 à 15 % d’entre eux souffrent de troubles de stress post-traumatique.
Mémoire traumatique
L’accompagnement de ces petites victimes est d’autant plus délicat qu’il s’agit d’enfants déjà exposés à des événements stressants. Non seulement ils peuvent porter des blessures profondes comme Emily Hand qui avait perdu sa mère, emportée par un cancer, avant de voir sa belle-mère assassinée par le Hamas. Mais en tant que résidents du sud d’Israël, vivant sous une menace terroriste permanente, la plupart ont déjà connu les sirènes d’alerte et les roquettes. Cette guerre vient raviver dans toute sa barbarie leur mémoire traumatique et celle de leurs proches. Le 7 octobre a produit un tel choc, nous décrit la psychologue clinicienne Michal Kahn, qu’arrivent en consultation dans sa clinique de Tel-Aviv des soldats qui ont participé il y a 10 ans à l’opération Bordure protectrice, et même des septuagénaires mobilisés après l’attaque surprise de Kippour en 1973, considérée jusqu’alors comme le plus grand traumatisme en Israël. « L’attaque du Hamas a réactivé leurs souffrances d’il y a 50 ans. C’est pour nous autres, praticiens, un défi immense. »
On peine alors à imaginer ce que peuvent vivre les enfants et leur famille, meurtris par l’attaque, éprouvés par la guerre en cours, certains ayant tout perdu, ballottés comme 40.000 déplacés du Sud vers des hôtels au centre du pays ou à la mer Morte. Depuis plus de cinq mois, ils vivotent là entre frustration et abattement. Les petits sont entourés par des thérapeutes bénévoles qui leur viennent en aide, notamment avec des objets transitionnels [voir encadré]. Il faut occuper le temps, faire des activités éducatives en essayant de leur créer un cadre chaleureux et protecteur. Quelques familles sont retournées à Sderot, où des crèches et des écoles ont rouvert début mars sous une protection policière jugée encore insuffisante. Mais la majorité préfère les douleurs du déracinement à la peur qui les étreint de devoir revenir vivre face à Gaza. Pour eux, c’est à se demander si le concept de stress post-traumatique est pertinent, tant ils ont l’impression de vivre un trauma sans fin.
Alors que le pays émerge à peine du pogrom du 7 octobre, beaucoup d’Israéliens continuent de souffrir des effets de la guerre, à commencer par les enfants. « Nous assistons à un tsunami de symptômes d’anxiété chez les enfants », a alerté sur Ynet le professeur Zachi Grossman, président de l’association de pédiatrie israélienne. Environ 90 % des enfants qui consultent leur pédiatre présentent des symptômes directement liés à la guerre. Cela se traduit par une augmentation des violences domestiques contre les enfants autour des conduites d’opposition, relève Milca Céline Adrey. « Imaginez une jeune mère qui vient d’accoucher, dont le mari réserviste se trouve à Gaza, la laissant seule, parfois sans nouvelles pendant quinze jours, démunie et avec plusieurs enfants à charge. Si l’un de ses enfants développe une conduite régressive ou d’opposition, parfois même involontaire, il peut être exposé à la violence de l’adulte fragile et fatigué. »
La famille, clé de la thérapie
De fait, si l’enfant est au cœur du dispositif, le travail de thérapie doit se faire avec toute la famille, insiste Roy Aldor, directeur du Centre pour les enfants, la jeunesse et les familles de Jérusalem, qui reçoit des enfants de familles kidnappées à Gaza. Et d’illustrer son propos : « En cas de dépressurisation dans un avion, il est formellement demandé aux parents de prendre leur masque à oxygène avant d’aider l’enfant à en faire autant. C’est la même chose dans les thérapies. Le parent doit se prendre en charge s’il veut ensuite être pleinement utile à son enfant. »
Comment être utile, précisément ? Tous les psychologues soulignent qu’il est essentiel de parler de la guerre, sans tenter de nier les faits, mais en s’adaptant à l’âge de l’enfant et à ses connaissances de la situation. Il importe aussi de le préserver au maximum des écrans et de faire comprendre aux adolescents que les images auxquelles ils sont exposés sur les réseaux sociaux participent de la propagande terroriste. Au final, la survie physique et psychologique de l’enfant dépendra de la proximité du parent, de sa santé mentale et des techniques mises en place pour s’en sortir. « On se souvient tous du film italien La Vie est belle qui se déroule dans un camp de concentration », nous explique Roy Aldor. « Le personnage de Roberto Benigni déploie tous les stratagèmes pour sauver son fils, mais aussi lui éviter l’horreur en affrontant les événements de manière ludique. Cette technique thérapeutique porte un nom : la réalité transitionnelle, sorte d’aire intermédiaire entre la réalité extérieure et la réalité interne de l’enfant. De la même façon, une des manières d’aider les petits Israéliens à fuir les roquettes et se réfugier dans une pièce sécurisée est de le faire sous forme de jeu. Seul un adulte fort, qui fait preuve de sincérité sur la réalité du mal, tout en épargnant à son enfant l’horreur de la guerre, pourra lui donner de l’espoir. »
Innovation israélienne
Moins bien pourvu que d’autres pays en spécialistes de santé mentale avec 1420 psychiatres et 8.864 psychologues pour un peu plus de neuf millions d’habitants, Israël n’en est pas moins à la pointe de la recherche et des techniques thérapeutiques.
Parmi elles, l’utilisation d’objets transitionnels pour aider les enfants à exprimer leurs émotions, comme la peluche Hibuki (« câlin » en hébreu), inventée par le Dr Shai Hen-Gal avec le Pr Avi Sade pendant la guerre du Liban en 2006. Il s’agit d’un adorable chien dont les longues pattes peuvent s’enrouler autour du cou de l’enfant. Des thérapeutes le lui présentent comme un chien éloigné de sa maison, qui cherche quelqu’un pour l’aider. C’est l’enfant qui fait donc la démarche de l’adopter et va ensuite se confier à lui. La thérapie fonctionne, car elle passe par le jeu. Ainsi le Hibuki a été utilisé avec succès en Israël mais aussi pendant des tremblements de terre au Japon et en Turquie, ou encore dans la guerre en Ukraine. Depuis le 7 octobre, le Hibuki a aidé 1.260 enfants israéliens âgés de sept à treize ans.
Autre projet remarquable, celui de l’énergique Dr Michal Kahn. Spécialiste des troubles du sommeil chez l’enfant, la psychologue, par ailleurs membre de l’équipe du Hibuki, a mis au point le DreamChanger, sorte de petite télécommande en bois qui diffuse une lumière bleue. Les petits de trois à dix ans sont invités à presser le bouton pour « changer la chaîne de leurs rêves » et les aider à dormir, reprendre confiance en eux et être plus calmes. « Les enfants adorent l’idée. Ils le voient comme un jeu où ils peuvent être actifs, sans leurs parents. Ma propre fille l’utilise », nous confie Michal Kahn.