C’était un samedi soir presque comme les autres à Majdal Shams, au nord d’Israël. Les enfants jouaient sur le grand terrain de jeux au centre du village, des groupes de fillettes s’amusaient dans la chaleur de l’été, une partie de foot réunissait sur le gazon synthétique des petits garçons rêvant sans doute aux exploits de Ronaldo ou Mbappé quand soudain, à 18h16 ce 27 juillet, une roquette s’est abattue sur eux. Douze enfants sont morts sur le coup, 39 autres ont été grièvement blessés dans cette attaque, la plus sanglante contre des civils depuis les massacres du 7 octobre.
La tragédie de Majdal Shams a soulevé une immense émotion en Israël, et au-delà. L’âge de ces enfants, entre 10 et 16 ans, mais aussi leur appartenance à la communauté druze, précisément dans ce village du Golan occupé par Israël aux marges du Liban et de la Syrie, en font, aux yeux de tous, les petites victimes innocentes d’un conflit qui les dépasse, expose cruellement les divisions entre Druzes et menace désormais de tourner à la conflagration régionale.
Un crime signé du Hezbollah
Le Hezbollah nie être l’auteur du carnage, lui qui a pourtant revendiqué des milliers de tirs de roquettes, missiles antichars et autres drones kamikazes sur le nord d’Israël depuis le 8 octobre en soutien au Hamas. Les villages druzes très nombreux dans cette zone et dont les populations n’ont pas été évacuées sont régulièrement touchés, leurs maisons bombardées, leurs champs incendiés, la plupart des projectiles échappant au Dôme de fer. Le missile qui a tué les enfants de Majdal Shams était un Falaq-1 de fabrication iranienne, comme ceux dont le régime des mollahs équipe sa milice au Liban.
Fait rare, Beyrouth a condamné la mort de civils. Un geste visant à consoler les Druzes libanais autant qu’à prévenir tout débordement dans leur fief de la montagne du Chouf. Le communiqué tait soigneusement le nom du groupe terroriste. On serait en peine d’y trouver mention chez le leader libanais druze Walid Joumblatt. Après un long silence, celui-ci a transmis ses condoléances aux familles des victimes de Majdal Shams, tout en reprenant la version du Hezbollah selon laquelle elles auraient été tuées par un tir de Tsahal qui préférerait « blâmer la Résistance [le Hezbollah] ». Rien d’étonnant venant de Joumblatt. Surnommé par la presse arabe « la girouette de la politique libanaise », le leader historique du Parti socialiste progressiste a été successivement allié de la Syrie jusqu’à la révolution du Cèdre en 2005, puis un loyaliste modéré, opposé aux mainmises syrienne et iranienne sur le Liban, avant de se rapprocher du tout puissant Hezbollah pro-iranien en 2022 et lui faire allégeance suite au 7 octobre. L’avantage avec les girouettes, c’est qu’elles indiquent le sens du vent : il souffle fort en direction du Hezbollah.
Les secrets du tawhīd
La solidarité druze s’arrêterait-elle là où commence la politique palestinienne ? Un jeune Druze du Liban s’en défend dans le Jerusalem Post : « Un Druze est un Druze, qu’il soit libanais, israélien ou syrien… et nos cœurs sont brisés par Majdal Shams. Nous sommes liés par la foi qui nous protège et nous vengerons le sang de nos enfants innocents. (…) Quoi qu’en dise Walid Joumblatt, les Druzes libanais détestent profondément le Hezbollah. » D’autant qu’ils le soupçonnent de vouloir islamiser leurs rites. Les Druzes sont un peu plus d’un million au Proche-Orient. Leur origine viendrait d’une alliance entre tribus arabes avant l’apparition de l’Islam. Établis en tant que groupe au début du XIe siècle au Caire, ils se répartissent aujourd’hui pour l’essentiel en Syrie et au Liban. Israël en compte plus de 130.000 qui résident principalement en Galilée et sur le mont Carmel ; soit 1,5 % de la population. Petit peuple traditionnel, très conservateur, installé dans des zones montagneuses isolées, les Druzes ne cherchent pas l’autodétermination nationale, à la différence des Kurdes par exemple. Favorables à l’assimilation, ils se tiennent toutefois en retrait de la société en cultivant leur différence ethnique et religieuse. Leur nom même leur vient non pas d’un dignitaire de leur secte mais d’un hérétique, Muhammad ad-Darazin. Eux préfèrent se désigner sous le nom de « monothéistes » (al-Muwahhidūn) ; c’est-à-dire les gens de la doctrine du « tawhīd » (« l’unicité divine »), dont les rituels mêlant philosophie grecque, hindouisme et religion persane sont initiés dans le plus grand secret. Leurs lieux de culte ne sont pas signalés. Tout juste sait-on qu’ils croient en l’immortalité de l’âme et en la réincarnation.
Le « pacte de sang » des Druzes israéliens
Ce souci de discrétion explique que les Druzes ont toujours prôné la neutralité face aux conflits régionaux et font preuve de loyauté envers les régimes qui les laissent exercer leur foi, n’hésitant pas à prendre les armes pour défendre leur pays. En Palestine mandataire, ils avaient rejeté les appels à la haine du grand Mufti de Jérusalem. Après la création d’Israël, ils sont devenus de fiers patriotes. Alors que la loi prévoit l’exemption du service militaire pour les non-Juifs, les Druzes décident en 1956 de servir dans Tsahal – c’est le « pacte du sang » – d’abord dans un bataillon spécial puis, à partir des années 1970, dans toutes les unités. Réputés pour leur bravoure, ils occupent des postes de haut-commandement de Tsahal et de la police. Plus de 500 Druzes sont tombés au combat depuis 1948 ; près d’une dizaine à Gaza depuis le 7 octobre. C’est précisément cette fidélité à Israël qu’exècre Joumblatt. Quelques jours avant la tragédie de Majdal Shams, il avait écrit au Sheikh Mowafaq Tarif, le Qadi (leader spirituel) israélien, pour lui reprocher ses rencontres avec Netanyahou et son absence de critique sur la guerre à Gaza. Réponse sèche de Tarif : « Quand vous aurez réussi à résoudre les problèmes internes au Liban, alors seulement nous discuterons des moyens d’aider les frères palestiniens. »
Après l’attaque, Joumblatt et le Hezbollah espéraient une rébellion contre Israël. D’autant que les 25.000 Druzes du Golan y ont un statut à part. Le plateau ayant été conquis en 1973 par Israël avant son annexion en 1981 (reconnue uniquement par les États-Unis sous la présidence de Trump), les Druzes ne sont pas devenus automatiquement israéliens. Ils ont conservé leur nationalité syrienne et de forts liens avec les habitants de Suweida, dans le Djebel druze au sud de Damas. Ils sont même restés longtemps fidèles au régime, les Assad (d’origine alaouite) père et fils se présentant comme protecteurs des minorités. Le déclenchement de la guerre civile en 2011 a bouleversé la donne. Les exactions des djihadistes contre les non-sunnites, la répression tous azimuts de la dictature, la déliquescence de l’État et son effondrement économique ont détourné les Druzes syriens du régime Assad, et a fortiori ceux du plateau du Golan. S’y ajoute un phénomène générationnel avec des jeunes n’ayant connu que la souveraineté israélienne et désireux, comme de coutume, de s’assimiler. Pour preuve, les demandes de nationalité déposées par les Druzes du Golan sont passées de 75 par an en 2017 à plus de 200 après 2021. L’enrôlement dans Tsahal augmente en conséquence. Enfin, symbole funeste mais ô combien révélateur, aucun drapeau syrien n’a été brandi lors des funérailles des victimes de Majdal Shams. Seuls des drapeaux bleu-blanc et ceux à cinq bandes colorées de la nation druze accompagnaient les petits cercueils blancs.
Israéliens dans la mort, sous-citoyens de leur vivant ?
Plusieurs leaders israéliens ont assisté aux obsèques quand le pays tout entier pleurait la mort de ses enfants. « L’État d’Israël ne peut se permettre de laisser passer ce drame. Notre riposte arrivera et elle sera dure », a promis Netanyahou avant une rencontre avec les familles endeuillées ; peu après, Fouad Shukr, le numéro deux du Hezbollah, était éliminé dans une frappe de Tsahal à Beyrouth. Les funérailles ont aussi été marquées par des huées contre des membres du gouvernement. Car il est une autre douleur que cette tragédie a révélée : passionnément Israéliens, les Druzes sont méprisés par un Premier ministre qui les a trahis par deux fois. D’abord en 2017, avec la loi Kaminitz visant les constructions illégales arabes (loi gelée depuis). Ensuite par la loi État-nation de 2018, qui dénie tout droit aux non-Juifs. Dès que les premiers soldats druzes sont tombés après le 7 octobre, des voix se sont élevées pour réclamer son amendement. « J’ai honte de toutes les lois racistes du pays. Nous partageons le même sort, et pas seulement aujourd’hui. Le moment est venu pour vous de nous regarder droit dans les yeux », implorait en janvier le colonel à la retraite Gideon Abbas à l’enterrement de son petit-fils Jamal, mort à Gaza. La tragédie de Majdal Shams ravive l’urgence de cette demande. Un projet est actuellement à l’étude, non pour amender la loi, mais pour promulguer un texte spécial. De l’avis d’Hamad Amar, seul député druze (Israel Beitenu) de la Knesset, il n’inclut même pas la promesse de droits égaux.
Israël ne peut trahir encore ses citoyens. Si les petites victimes de Majdal Shams ont été honorées comme des enfants d’Israël, que leurs bourreaux ont été éliminés, il revient désormais au gouvernement d’honorer les vivants en redonnant à leurs familles leurs droits. Alors, vraiment, justice leur sera rendue.