Durant les vacances parlementaires estivales, la Chambre s’est réunie en urgence pour débattre de la situation à Gaza. Un élan passionné et unanime qui tranche avec la discrétion et le silence des élus politiques face aux fusillades répétées à Bruxelles ou au conflit très meurtrier de l’Est du Congo, deux crises majeures qui les concernent directement et sur lesquelles ils peuvent agir. Une indignation et une mobilisation sélectives qui interrogent.
Il est des indignations qui nous rassurent plus qu’elles ne nous engagent. Ainsi, en cette fin du mois de juillet, le Parlement fédéral a donné l’impression d’être en état d’alerte maximale. Le 29 juillet 2025, le groupe Ecolo-Groen a demandé la convocation en urgence de la commission des Relations extérieures pour débattre de la situation à Gaza. Les verts ont été suivis par Vooruit et le CD&V, avant que la N-VA n’embraye également, tous favorables à la tenue d’une telle réunion, alors que le Parlement était en vacances. Le PTB a également soutenu cette demande, tout comme l’Open VLD et le PS.
En urgence, la commission des relations extérieures s’est alors réunie le 14 août pour débattre de la situation à Gaza. Certains parlementaires fédéraux sont même rentrés plus tôt que prévu de leurs vacances pour y participer. Cela n’a pas modifié la position belge envers Israël. Cette décision appartient au gouvernement, mais le Premier ministre Bart De Wever n’a pas jugé utile de convoquer ses ministres, au grand dam de ses partenaires de coalition, le CD&V, les Engagés et Vooruit. Durant cette séance, les parlementaires rivalisent de fermeté et d’indignation : la Belgique ne reste pas silencieuse face à l’une des tragédies les plus médiatisées de notre époque. Tout cela donne l’illusion d’une conscience vigilante. Mais chacun sait que dans cette tragédie, ces déclarations, si ardentes soient-elles, ne changeront pas le destin des Palestiniens de Gaza.
Gaza est un sujet « sûr »
Derrière cette mobilisation, une évidence saute aux yeux : la Belgique n’a aucune prise réelle sur le cours du conflit israélo-palestinien. L’urgence est donc moins diplomatique que politique. Elle sert à occuper l’espace médiatique, à afficher des valeurs, à montrer une réactivité, sans risque ni conséquence. Car même au niveau du gouvernement, la Belgique n’a qu’un pouvoir d’influence indirecte sur les acteurs régionaux de ce conflit, en grande partie à travers l’Union européenne ou des forums multilatéraux comme l’ONU. L’idée que cette commission pourrait résoudre le conflit est donc irréaliste ; son champ d’action est restreint à exprimer un positionnement. En convoquant une réunion en urgence, les parlementaires montrent à leurs électeurs et à leurs bases militantes qu’ils prennent position et ne restent pas silencieux. C’est aussi une façon de marquer une différence politique entre partis : chacun en profite pour afficher ses valeurs et son discours sur le conflit. En réalité, cet épisode illustre un mécanisme bien connu de la vie politique belge : la tentation des sujets internationaux. Ils offrent une scène idéale pour projeter des postures morales fortes, sans que jamais les élus n’aient à rendre de comptes sur des résultats tangibles. Les débats parlementaires deviennent alors des rituels d’indignation où le poids des mots remplace l’absence d’actes. Gaza, pour les élus belges, est un sujet « sûr » : il déchaîne les passions, alimente les réseaux sociaux, attire les caméras et permet de capter l’attention des électeurs. Mais surtout, il ne coûte rien politiquement : aucune loi à voter, aucun budget à réallouer, aucune réforme à porter. C’est de l’indignation à coût nul. C’est encore plus flagrant lorsque des conseils communaux s’emparent avec passion de cette question de politique internationale alors que les communes ne possèdent aucune compétence en la matière.
La proximité de certaines forces politiques avec les milieux militants propalestiniens n’est pas étrangère à ce phénomène. Très actifs sur les réseaux sociaux et dans la rue, ils constituent un relais efficace pour amplifier des messages politiques. Là où une déclaration modérée attire peu d’attention, un slogan ou une prise de position radicale circule mieux grâce à ces communautés très engagées. Pour des responsables politiques en quête de présence médiatique et numérique, l’appui de ces collectifs et ces associations fournit une capacité de mobilisation rapide : manifestations, campagnes virales, hashtags. Tout cela crée un effet de masse qui donne l’impression d’un courant populaire puissant, même si, en réalité, il s’agit souvent d’une minorité bruyante. Il n’est donc pas étonnant que des partis politiques s’alignent sur ce récit binaire « opprimés contre oppresseurs » pour ne pas passer pour des soutiens à Israël et à son gouvernement.
C’est alors qu’un contraste vertigineux se dessine lorsqu’on observe ce qui se passe en même temps à Bruxelles quelques kilomètres du Parlement. Depuis le 5 juillet, Bruxelles a été secouée par vingt fusillades liées au trafic de drogue. Les habitants de certains quartiers vivent au rythme des détonations, les parents s’inquiètent pour la sécurité de leurs enfants et les commerçants baissent leurs rideaux plus tôt par peur des règlements de comptes. Sur ce terrain les élus disposent de leviers bien réels : renforcement policier, coopération entre zones de police, prévention sociale, etc. Ici, ils peuvent agir, et rapidement. Mais là où l’action est possible, l’urgence politique disparaît. Les élus se taisent. Car sur ces terres proches, les mots ne suffisent pas. Ils engagent celui qui les prononce à tenir promesse. Et l’on préfère alors le silence qui protège à la parole qui oblige. Donc, pas de commission fédérale de l’Intérieur convoquée, pas de débat spécial au parlement bruxellois, pas de déclarations spectaculaires en séance plénière en dépit du signal d’alarme lancé par le procureur du Roi de Bruxelles, faisant lui-même l’objet de menaces de mort émanant d’organisations criminelles actives dans le trafic de stupéfiants.
Le Congo, pas de posture rentable
Ce décalage ne se limite pas à l’opposition entre international et local. Il apparait dans la hiérarchie même des crises internationales. Le conflit à Gaza attire l’attention parce qu’il s’inscrit dans un récit géopolitique mondialisé, marqué par des images fortes et une polarisation mondiale. C’est ainsi que les guerres encore en cours à l’Est du Congo demeurent un angle mort du débat politique belge. Trop de cadavres, trop peu de caméras. Pas de récit simplifié. Pas de posture rentable. Pourtant, les liens historiques entre la Belgique et le Congo sont réels : il s’agit d’une ancienne colonie dont l’histoire reste profondément imbriquée avec celle de la Belgique. Et pourtant, malgré un génocide au Rwanda (une autre ancienne colonie belge), plus de vingt ans de guerres ayant causé plusieurs millions de morts et des déplacements massifs de population, cette tragédie ne suscite ni débats d’urgence, ni grandes envolées parlementaires.
Le conflit israélo-palestinien, même s’il est complexe, est perçu à travers une grille narrative simple et binaire (occupant/occupé, oppresseur/opprimé), ce qui facilite les prises de position politiques et médiatiques. Les guerres de l’Est du Congo impliquent une multiplicité d’acteurs (groupes armés locaux, armées étrangères, milices ethniques, enjeux miniers), rendant le récit difficile à vulgariser. Dans les médias, l’histoire devient illisible pour le grand public, donc moins mobilisatrice. S’afficher sur Gaza permet à un élu de se positionner sur un thème international à forte charge émotionnelle et symbolique qui résonne auprès de publics bien identifiés. Le Congo, malgré l’importance historique des liens, ne produit pas la même reconnaissance publique en Belgique, et surtout pas la même visibilité médiatique. Les prises de position sur l’Est du Congo passent souvent inaperçues dans l’opinion belge, donc elles sont moins « rentables » politiquement. Le conflit israélo-palestinien bénéficie d’une couverture médiatique continue depuis des décennies. Les images et les récits sont omniprésents dans les journaux, à la télévision et sur les réseaux sociaux tandis que les violences au Congo, aussi graves soient-elles (millions de morts depuis la fin des années 1990), font rarement la une des médias occidentaux en dehors des périodes de crises extrêmes.
Ce silence devient une omission commode qui ne soulève ni passions ni débats. Ainsi vont de nombreux élus belges qui choisissent leurs indignations comme ils choisissent leurs miroirs : celles qui leur renvoient une belle image de vertu, ils les embrassent avec ferveur. Celles qui les exposent à leurs propres responsabilités, ils les rejettent au plus profond de l’ombre. Gaza leur permet d’être éloquent sans conséquence. Les problèmes urgents (criminalité, mobilité, absence de gouvernement) de Bruxelles et le Congo les invitent au courage : ils se dérobent. Car il n’y a pas de plus grande hypocrisie que celle d’un pays qui parle fort pour le lointain et se tait pour le proche. Ce silence-là, lourd et obstiné, est plus coupable que toutes les paroles vaines. L’asymétrie est donc évidente : plus une crise est lointaine et médiatisée, plus elle donne lieu à un déferlement verbal au Parlement. Plus elle est proche, concrète, et politiquement risquée, plus elle est traitée dans la discrétion, voire évitée.
Cette logique peut s’expliquer par une mécanique d’autoprotection politique. Sur les dossiers internes, l’action implique des choix difficiles, des compromis, des arbitrages budgétaires. Les résultats doivent être visibles et rapides. L’échec est mesurable. Les élus savent qu’ils seront jugés directement par leurs concitoyens. Sur les dossiers internationaux, en revanche, la parole suffit. On peut se contenter de grands principes, sans crainte de sanction. Cette tendance est amplifiée par la complexité institutionnelle. Sur la criminalité bruxelloise, par exemple, les compétences se diluent entre communes, zones de police, région, police fédérale, sans oublier l’Union européenne. Chacun peut se défausser sur l’autre, rendant illusoire une convocation parlementaire unique qui imposerait des décisions rapides. À l’inverse, sur Gaza, tout le monde peut parler fort : personne n’a de responsabilité directe et personne n’a de compte à rendre.
Un théâtre où la parole vaut acte
Il en résulte une véritable politique à deux vitesses. La première est la scène visible, celle qui se joue sous les projecteurs : débats passionnés autour des crises internationales, unanimité affichée, envolées morales et indignations spectaculaires que les médias se chargent de diffuser largement. C’est un théâtre où la parole vaut acte, où les élus peuvent s’ériger en porte-voix de principes universels sans jamais être contraints de livrer des résultats concrets. La seconde, en revanche, est une scène invisible, soustraite au regard du public. C’est là que s’entassent les dossiers intérieurs les plus délicats, qu’ils concernent la sécurité, la justice ou la santé publique. Ces questions, parce qu’elles impliquent des décisions douloureuses, des compromis budgétaires ou des risques électoraux évidents, sont reléguées dans les couloirs, traitées à huis clos ou laissées volontairement en suspens. Ainsi, pendant que les grandes causes internationales offrent aux élus l’occasion de se parer de vertu, les problèmes domestiques les plus pressants sont gérés dans la discrétion, voire évités, afin de ne pas provoquer de remous politiques incontrôlables.
Finalement, le Parlement belge paraît plus mobilisé par Gaza que par les ravages du trafic de drogue à Bruxelles, plus sensible au Proche-Orient qu’à l’Est du Congo, plus prompt à se scandaliser de la violence de Tsahal que des fusillades bruxelloises. Non pas par indifférence, mais parce que Gaza ne menace ni les équilibres de coalition, ni leur visibilité médiatique. Face aux urgences réelles qui secouent Bruxelles et aux tragédies qui déchirent encore le Congo, cette hiérarchie des indignations prend le goût amer d’un surréalisme politique à la belge.







