Présenté et primé au Festival du film de Sundance, Mr Nobody against Putin est un récit à la fois intime et universel : il interroge le courage et les risques encourus pour témoigner dans un climat de peur et de surveillance.
Pavel Talankin est, comme il le dit lui-même, un « moins que rien ». S’il n’incarne pas les codes d’un leader, héros de la résistance, ce sympathique instituteur aura osé dénoncer, à sa manière, la propagande nationaliste envahissante et la militarisation rampante de l’éducation en Russie. Les premières images du documentaire sont chronologiquement les dernières. Une lampe de poche balafre la nuit, une sirène retentit, le compte à rebours est lancé. Celui qui a laissé voir ce qui ne doit pas être montré, fait bien de se sauver.
Flash-back, quelque deux ans et demi plus tôt. Vidéaste de la plus grande école de la toute petite ville de Karabash, Pavel/Pasha Talankin y filme tous les événements. On le voit déambuler de classes en couloirs, caméra à l’épaule, visage poupon, lunettes rondes. Ses commentaires, teintés d’humour, révèlent un esprit intègre, critique, sensible et pudique.
Profondément humain, Pavel aime ses élèves, son école, sa ville, sa culture, sa langue, son pays. Mais un fameux jour de février 2022, alors que la Russie envahit l’Ukraine, le fax de l’école se met à crachoter une « nouvelle politique fédérale d’éducation patriotique. » Voilà un programme tout pensé, bien tassé de chants, discours et poèmes de victoire, destinés à soutenir la guerre. De nouveaux cours quotidiens et obligatoires apparaissent « comme si nous, profs, faisions aussi la guerre », lâche Pavel.
Alors que le vidéaste remet sa démission, refusant de devenir un pion du régime, il intercepte un message sur Instagram en provenance d’Europe : quelqu’un cherche à faire un documentaire sur l’impact de la guerre à l’école. Retirant sa lettre de démission sur la pointe des pieds, le vidéaste-opposant se mute en réalisateur-témoin.
Que voit sa caméra ? Des anciens élèves enrôlés contre leur gré ; des élèves traumatisés par le départ d’un frère ou d’un père sur le front ; des projections à l’école d’interventions de Poutine qui a l’idée d’un mouvement nationaliste pour les enfants ; des lycéens passés au détecteur de métal avant d’entrer dans la salle des fêtes ; des enseignants zélés qui se métamorphosent en mercenaires ; des adolescents exposés aux exercices militaires, manipulant des armes à l’école. Ces mesures imprègnent et formatent une génération sur la durée. Et si l’Europe figurait, à terme, dans le viseur du dictateur ?
Rebelle, Pasha n’hésite pas, de son côté, à afficher le drapeau de rébellion dans la salle des profs, à scotcher des X sur les fenêtres en soutien aux Ukrainiens, à démonter le drapeau russe du toit de l’école ; à diffuser l’hymne national américain chanté par Lady Gaga. « Arrête ça, tu vas aller en prison, tu as beaucoup d’ennemis à l’école »,
lui assène-t-on. Collègues et élèves prennent leur distance.
Un projet construit sous contrainte et en secret
Isolé, Pasha se confie régulièrement à sa caméra. Il s’agit d’une suggestion de David Borenstein, réalisateur américain, initiateur du film, établi aujourd’hui à Copenhague et prônant un journalisme immersif, une narration auto-implicative. Car ce journal vidéo est une œuvre bicéphale. Pendant deux ans, David Borenstein et Pasha Talankin ont échangé à distance par des canaux cryptés, bravé les difficultés techniques et linguistiques, pour mener à bien leur cocréation, fondée sur l’authenticité visuelle et le respect du propos de Pasha. Le risque s’est aussi imposé comme élément central du récit.
A travers ce partenariat à distance, les deux hommes auront transformé une expérience individuelle en mémoire partagée. D’outil d’observation, la caméra de Pavel est devenue une arme douce, capable de transformer la peur en trace, l’isolement en témoignage et le témoignage en acte de résistance. C’est cette tension entre vulnérabilité et courage qui donne à leur film toute sa force, qui force le respect.

Leur première rencontre physique, à Istanbul, a marqué l’aboutissement de leur entreprise périlleuse. Pasha vit désormais « en sécurité » en Europe. On regrettera la discrétion de ce cinéma qui mériterait d’en faire grand cas. On découvre aussi, en cherchant un peu, le travail d’investigation de David Borenstein qui s’infiltre dans les rouages économiques et culturels des sociétés qu’il filme, en Chine notamment (Dream Empire, Can’t Feel Nothing). Vision critique de la mondialisation, explorations de manipulations, absence de ton moralisateur, mise en lumière de contradictions et touches d’ironie signent ses productions.






