Entre fatigue et fractures sociales, les réservistes deviennent le miroir d’une société israélienne à bout de souffle : certains dénoncent les crimes de guerre et appellent à la désobéissance, d’autres réclament l’égalité du fardeau face aux exemptions accordées aux ultra-orthodoxes. Tous, qu’ils protestent ou non, racontent un pays où la guerre s’invite jusque dans la vie civile.
« Nous ne servirons plus ». Le 2 septembre 2025, une dizaine de réservistes habillés en civils donnent une conférence de presse à Tel Aviv. Peu de médias ont répondu à leur appel et seul le micro de la télévision publique, Kan, leur est tendu. Ces réservistes ont servi dans les rangs de l’armée israélienne depuis le matin du 7-Octobre et encore après, pendant de longs mois. Pourtant, face aux caméras, ils déclarent qu’ils refusent de servir à nouveau. Désormais, ils seront appelés refuzniks. Plus encore, ils appellent les autres réservistes à ne pas répondre aux ordres de mobilisation du gouvernement de Benjamin Netanyahou. Ils affirment que le seul moyen de mettre fin à la guerre, aux souffrances des civils gazaouis et à la captivité des otages israéliens est de refuser de servir. Leur collectif s’appelle Hayalim lema’an Hahatoufim, les Soldats pour les otages.
Tuly Flint en fait partie. Ce travailleur social de 56 ans a servi dans les rangs de l’armée depuis la première Intifada. Durant l’opération Bordure protectrice dans la bande de Gaza, en 2014, il sert en tant que lieutenant-colonel, supervisant jusqu’à 700 soldats. À la fin de la guerre, quelque chose change en lui. « J’étais alors persuadé que, par la force, nous allions gagner », affirme-t-il. « Je ne percevais pas l’occupation. Pour moi, avoir une armée forte capable de dissuader nos ennemis était la solution à nos problèmes ». Le nombre de victimes israéliennes et palestiniennes dans la bande de Gaza causées par cette opération le fait changer d’avis. « Les chiffres étaient insupportables. Il y a eu plus d’un millier de civils morts à Gaza et entre 60 et 70 en Israël. J’ai pris conscience du conflit moral dans lequel je me trouvais. On m’ordonnait de faire des choses en contradiction avec mes valeurs humanistes », ajoute-t-il. Depuis 2014, il n’a plus jamais porté d’uniforme ou d’armes.
Refuser de servir
Pourtant, après l’attaque du 7 octobre, Tuly Flint réintègre l’armée mais cette fois, en tant que responsable de la santé mentale d’une division. Thérapeute, il traite des soldats souffrant de stress post-traumatique au sein de l’armée et, dans son cabinet privé, parfois le même jour, il aide des Palestiniens victimes de troubles psychiques liés à la violence qu’ils ont vécue. Avec le temps, cette dichotomie devient trop dure à accepter pour lui. En février 2024, il décide finalement de mettre fin à son rôle de réserviste. Il ne servira plus jamais dans les forces de l’armée. « La manière dont la guerre est menée est illégale, de nombreux crimes de guerre sont commis. La guerre tue les otages israéliens » déplore-t-il encore. « Quand j’entends, par mes patients et mes anciens soldats, tous les crimes de guerre qui sont commis dans la bande de Gaza, je ne peux pas rester sans rien faire ». Pour lui, la solution est claire : « Refuser de servir et protester contre ces crimes est la seule réaction juste. » Avec l’organisation dont il est membre, Les Soldats pour les otages, il appelle les réservistes à refuser de servir. Une pétition dans ce sens mise en ligne au début du mois de septembre compte déjà 400 membres.
Le choix moral de Tuly Flint et des membres de son organisation reste largement minoritaire au sein de la population israélienne. Pour l’offensive en cours contre la ville de Gaza, 60.000 réservistes ont été appelés à servir à nouveau. Depuis le mois de septembre, ils sont principalement stationnés à la frontière du Liban, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Ce sont des étudiants, des pères de famille ou encore des jeunes travailleurs qui enfilent l’uniforme par sens du devoir après près de deux ans de guerre. Au sein des hauts échelons de l’armée, on s’inquiète du manque de motivation des réservistes. Les chiffres sont en effet bien en deçà de l’élan national qui avait suivi le 7 octobre 2023, lorsque 360.000 réservistes avaient été mobilisés et que le taux de participation atteignait 130 %, certains se présentant même sans convocation officielle. Deux ans plus tard, l’enthousiasme s’est érodé : selon les estimations communiquées en mai à la Knesset par le général Rami Abudarham, alors chef d’état-major des forces terrestres, le taux de présence avoisinerait les 75 %, loin des records précédents. Plusieurs médias israéliens, tels Walla ! et Ynet, estiment que ce chiffre aurait encore baissé en septembre pour atteindre les 60 %. En effet, le dernier appel s’est heurté à des demandes d’exemption massives et à une baisse du nombre de soldats rejoignant leurs unités. Pour cause, de nombreux réservistes font face à l’usure des longs déploiements et à la conviction que la conquête de Gaza ne permettrait pas le retour des otages.
Shahar Varon, lui, n’imagine pas refuser de servir. Il en a d’ailleurs fait son combat. Membre de l’organisation Katef el Katef (Épaule contre épaule), il milite régulièrement pour que le service militaire soit étendu à l’intégralité de la population. « Tout le monde doit servir sous le drapeau. Les Arabes, les ultra-orthodoxes, les laïques : tout le monde. Que cela soit dans un service militaire ou civil, cela n’a pas d’importance », souligne-t-il. Il ajoute : « Notre pays est en crise, on n’a pas le choix. » Officier de carrière, il porte l’uniforme depuis près de dix ans. Le 7 octobre 2023, Shahar faisait partie des rares soldats qui défendaient le kibboutz de Kfar Aza, alors sous l’assaut du Hamas. Dans la foulée, il est envoyé dans la bande de Gaza où il se fait tirer dessus lors d’une embuscade. « J’ai pris deux balles dans la jambe. Un soldat à côté de moi a reçu neuf balles dans le dos. J’ai eu de la chance ». À peine a-t-il eu le temps de se remettre sur pied qu’il décide de retourner au combat. Au cours des 24 derniers mois, il a passé plus de temps dans la bande de Gaza qu’en dehors. Ce fardeau est lourd à porter : « Cela fait près de deux ans que toute personne en âge d’être militaire est soldat. Les pauses de quelques semaines entre les ordres de mobilisation n’y changent rien. Même si on est chez soi, on est toujours dans une situation de guerre. On sait qu’on sera rappelé. On est dans un entre-deux, notre esprit est bloqué sur les combats à venir. La guerre ne prend pas fin quand on est à la maison. »

L’injustice des exemptions des ultra-orthodoxes
Le poids de la guerre est lourd. « Cela fait deux ans que des jeunes ne rentrent pas à l’université parce qu’ils n’ont pas le temps d’étudier et qu’ils sont au combat plutôt que sur les bancs des salles de classe. Des parents ont raté les premiers pas de leurs enfants, n’ont pas pu les éduquer pendant des mois durant lesquels ils étaient en uniforme. Leur vie est en pause et à chaque fois, ils font face à la même peur dans le regard de leurs proches, celle de ne pas revenir », explique Shahar Varon. Pour autant, ce poids n’est pas réparti de manière équitable.
Il se rend régulièrement à la Knesset pour lutter contre un projet de loi qui exempterait le public ultra-orthodoxe de service militaire. « Alors que mes hommes meurent au combat, ce gouvernement fait des accords dans notre dos », dénonce Shahar Varon. Pour lui, la promesse de nouvelles exemptions symbolise une fracture insupportable. Tandis que certains risquent leur vie sur le front, d’autres restent à l’écart du conflit, protégés par des compromis politiques. Shahar Varon rappelle sans cesse que l’unité nationale passe par le partage équitable du fardeau. Dans les commissions de la Knesset, il interpelle les élus : sans égalité devant le service militaire, la cohésion du pays vacille.
La colère des civils en uniforme s’organise aussi politiquement. Le 18 septembre 2025, l’ancien ministre Yoaz Hendel annonçait la création du parti des Milouimnikim (Les Réservistes), né de cette lassitude devenue revendication. Le mouvement, rassemblant réservistes, familles endeuillées et bénévoles, se situe « entre les blocs » politiques traditionnels : il ne boycotte personne, mais exige que ceux jugés responsables du 7-Octobre « rendent des comptes ». Son cœur n’est pas un catalogue idéologique, mais une colère organisée autour d’une idée simple : le poids de la guerre doit être partagé et clarifié. Derrière l’appel à un service « pour tous » et à une commission d’enquête sur le 7-Octobre, ce parti se veut le relais de certaines demandes entendues dans les rangs militaires : une stratégie lisible, une équité face aux exemptions et la reconnaissance matérielle et symbolique des sacrifices consentis. Le fait que des sondages lui promettent déjà quelques sièges au parlement israélien dit moins l’adhésion à un programme qu’un vote coup de semonce : les civils en uniforme veulent désormais peser sur la conduite de la guerre et sur l’après Gaza.






