Méthodiquement, avec talent et détermination, Netanyahou est en train de démolir l’édifice bâti au prix de tant de sang et de sueur par nos pères fondateurs. Le chemin parcouru depuis la constitution de son sixième gouvernement, dans la foulée des élections de novembre 2022, est remarquable : il a réussi à intimider le système judiciaire jusqu’à le réduire à l’ombre de lui-même ; à faire de la police nationale une milice au service du pouvoir ; à couper les ailes aux garde-fous professionnels ; à transformer l’éducation nationale en une machine d’endoctrinement nationaliste-religieux ; à créer une atmosphère de peur irrespirable pour les créateurs, les intellectuels, les journalistes. Le travail n’est pas fini, certes, des poches de résistance subsistent et il reste beaucoup à faire. Il n’a pas encore réussi à se défaire de Gali Baharav-Miara, l’obstinée procureure générale, et la Cour suprême tient encore, vaille que vaille. Mais il est en passe de réussir une OPA hostile sur le Shin Bet, à la tête duquel il essaie d’imposer le général David Zini, un fou de Dieu autoproclamé, aux yeux duquel le pays est une dictature des juges, et le conflit de Gaza, une guerre sainte. Naguère, Netanyahou n’avait pas voulu de lui car il le jugeait « trop messianique » ; il est toujours aussi messianique, mais c’est désormais une qualité. Le puissant et secret Shin Bet au service d’un homme dont le but suprême est la perpétuation de son règne au moyen d’un changement de régime. Un cauchemar.
C’est à réaliser ce but suprême que sert la guerre perpétuelle. Le Hamas est l’ennemi parfait pour cela. Ce n’est pas une armée que l’on peut vaincre rondement sur le champ de bataille, mais un mouvement terroriste qui, même défait, est toujours débout, recrutant des hommes au fur et à mesure que ses rangs s’éclaircissent. Il y aura toujours des terroristes à tuer, des tunnels à détruire, des caches d’armes à débusquer – et des otages à sacrifier tout en prétendant que la guerre est le prix de leur rédemption. Et si, par malheur, faute de combattants ou sur ordre de Trump, l’erratique allié qui nous reste, la guerre de Gaza devait prendre fin, il y aura toujours les restes du Hezbollah au Liban, les Druzes à protéger en Syrie, le nucléaire iranien, les missiles des Houthis du Yémen… Comme l’expliquait Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, le fascisme doit être toujours en mouvement pour exister, et le mouvement par excellence, c’est la guerre.
Le problème est que le monde s’impatiente. La vague de reconnaissances de l’État palestinien, la menace de révision de l’Accord d’association avec l’Union européenne, l’embargo sur les armes offensives imposé par l’Allemagne – l’Allemagne ! –, le boycott des artistes, des universitaires, des sportifs israéliens, l’hostilité qui accueille nos touristes… La « lumière des nations » rêvée par Ben Gourion se mue sous nos yeux en un État paria. Antisémitisme ? Oui, pour une part, le bon vieil antisémitisme, heureux de l’occasion que nous lui offrons de s’étaler au grand jour. Mais pour une part seulement. Nul besoin d’être antisémite pour être révulsé par la tuerie insensée et sans objet de Gaza ou les pogroms quotidiens en Cisjordanie. Un peu de décence suffit.
Contre l’isolement croissant de l’État juif, notre Chef bien-aimé a trouvé la parade. Le 15 septembre, lors d’une conférence au ministère des Finances, Netanyahou a dressé un tableau sombre de la situation d’Israël dans l’arène internationale. Selon lui, l’ostracisme qui frappe notre pays est dû à l’influence politique des communautés musulmanes immigrées en Europe, ainsi qu’aux technologies numériques, notamment l’intelligence artificielle, que des États comme le Qatar et la Chine utiliseraient pour imposer à Israël un « siège médiatique ». Ces pressions étant susceptibles de limiter l’accès d’Israël aux marchés d’armement, il importe de s’en prémunir en organisant l’économie de manière à parvenir à l’autarcie. Israël, a-t-il affirmé, doit devenir une « super Sparte ».
C’est un discours d’aliéné mental, qui charrie les obsessions conspirationnistes des extrêmes droites des deux côtés de l’Atlantique. La Bourse de Tel-Aviv a chuté, tout comme le shekel. Netanyahou a rétropédalé : l’autarcie ne serait de mise que dans le domaine de la défense. Ah bon ? Une caricature parue le lendemain dans Haaretz sous le titre « Pendant ce temps à Sparte », résume bien mieux que je ne saurais le faire la folie de notre Lycurgue national : un quidam coiffé d’un Kova Tembel est en train de scier un tuyau : « Je fabrique un canon », explique-t-il à sa femme.
Logiquement, les alliés fondamentalistes de Netanyahou ont trouvé ce discours excellent. La mentalité de siège qu’il dévoile écarte la perspective d’un compromis et d’une influence étrangère qui entraveraient la construction du Grand Israël sur les ruines des territoires palestiniens. Le journaliste Amihai Attali a expliqué dans Yedioth Aharonoth du lendemain qu’il était temps pour les Israéliens de comprendre qu’ils étaient engagés dans une guerre de religion à mort, où quelques difficultés économiques ne comptaient pour rien. « Certes, a-t-il concédé, cela prendra plus de temps que ce à quoi nous sommes habitués ; certes, ce sera plus épuisant et pèsera lourdement sur nos ressources nationales et sociales », mais « nous n’avons d’autre choix que de brandir nos épées. »
Une guerre de religion à mort, peut-être, mais non dépourvue d’alléchantes perspectives économiques. Le 10 septembre dernier, dans une autre conférence, au Real Estate Center, le ministre des Finances Bezalel Smotrich a expliqué que « la bande de Gaza était en passe de devenir un véritable eldorado immobilier ». Le projet, a-t-il affirmé, se trouve « sur le bureau du président Trump », et des négociations ont d’ores et déjà débuté avec les États-Unis concernant un plan d’affaires pour le territoire. « Nous avons payé des sommes considérables pour la guerre, nous devons donc décider comment répartir les pourcentages de terres à Gaza. La phase de démolition est toujours la première étape de la rénovation urbaine. Nous l’avons fait, il faut maintenant commencer à construire. »
A-t-on bien compris ? Une guerre atroce se poursuit sans discontinuer, des vies israéliennes et palestiniennes sont sacrifiées, des centaines de milliers de Gazaouis sont poussés comme du bétail d’un endroit à l’autres au milieu des ruines, et le ministre réfléchit à la manière de gagner de l’argent avec toute cette misère. Comme caricature antisémite, difficile de faire mieux.
Où tout cela nous mène-t-il ? L’année qui vient de s’écouler aura été pire que la précédente, celle que nous venons d’entamer risque d’être pire que celle qui vient de s’écouler. Mais peut-être pas. Dans la vie des peuples comme dans la vie des individus, le pire n’est pas toujours sûr. Un gouvernement isolé dans le monde et impopulaire chez lui, condamné à une fuite en avant mortifère, n’a pas forcément les moyens de survivre bien longtemps. Des élections se profilent à l’horizon, qu’il sera tenté de de saboter. Il a déjà d’ailleurs commencé, par une série de projets de loi scélérats, dont on reparlera le moment venu. Il n’est pas assuré d’y parvenir, loin s’en faut.
En ce début de 5786, il nous appartient à tous de nous rappeler que le découragement n’est pas un projet politique, et de garder l’espoir. Shana Tova à tous.







