Nous sommes sur un chemin à flanc de colline, autour de nous d’autres collines à perte de vue et plus loin encore, le lac Kivu. Quelques vaches empruntent notre chemin en meuglant, quelques chèvres menées par un enfant. D’autres enfants nous rejoignent en grappes, ils se tiennent à bonne distance, curieux mais prudents. Ils rient en cachant leur bouche de leur main. Leurs aînés sont face à nous. Ce sont les Basesero. Le plus âgé s’exprime en premier, question de respect. Il a plus de 70 ans. Son jeune frère s’excuse de leurs tenues dépenaillées : « Désolé de nous présenter à vous comme cela, vous nous auriez vu avant le génocide, nous avions de beaux vêtements » Ils s’appuient sur leur bâton de berger, leur dignité nous impressionne. Nous sommes muets. Trois hommes au début, d’autres se joindront à eux au cours de leur récit. Un récit de survivant, un récit de résistant. Nous rencontrons les Basesero après avoir visité le Mémorial de Bisesero.
Aucune femme n’a survécu à Bisesero
Nous venons de fouler la colline sur laquelle ils ont combattu, nous nous sommes recueillis devant les tombeaux collectifs des Tutsi assassinés en 1994 et nous écoutons à présent les témoignages de ces hommes peu ordinaires dans leur environnement, leur vie d’aujourd’hui. Les Basesero sont les éleveurs et agriculteurs tutsi de la colline de Bisesero qui, d’avril à juillet 1994, vont résister à coups de bâtons, de jets de pierre aux génocidaires armés qui viennent les tuer. La colline de Bisesero se situe à l’ouest du Rwanda, dans une région montagneuse. Dans les premiers jours du génocide, 50.000 Tutsi vont se réfugier sur cette colline, moins de 2.000 survivront. Certains d’entre eux sont là devant nous. Ils nous racontent les premiers actes génocidaires en avril 1994, comment ils ont réussi à survivre et à quel prix. La plupart ont vu leurs femmes et leurs enfants assassinés. Ils ont survécu en se cachant, en se battant. Parmi les rescapés, de nombreux blessés, des blessures physiques profondes et des psychiques, invisibles mais terrassantes. Comment poursuivre sa vie après ? Les Basesero n’ont eu d’autre choix que d’épouser les filles de leurs tueurs. En effet, aucune femme, jeune-fille tutsi n’a survécu à la violence des génocidaires. La femme tutsi, deux fois victime pendant le génocide. Souvent violée, humiliée même dans la mort. Le corps des femmes comme objet de cristallisation de la haine anti-tutsi, violence encouragée par le pouvoir de l’époque.
Les Basesero sont également les témoins des actes de la France au Rwanda lors de l’opération Turquoise. Fin juin 1994, quelques soldats français en repérage dans les collines vont se retrouver à Bisesero. Les rescapés voyant des uniformes français se pensent sauvés et sortent de leurs cachettes. Peu nombreux, ces français promettent de revenir en nombre rapidement. Ils ne seront de retour que trois jours plus tard. Trois jours au cours desquels les tueurs, principalement l’armée (Forces Armées Rwandaises) et les miliciens Interahamwe vont déchaîner leur violence à l’égard des survivants. Près de mille rescapés seront assassinés au cours de ces 3 jours. Un massacre qui aurait pu être évité. Tout comme le génocide. En 1994, la Belgique et l’ONU ont abandonné les Tutsi du Rwanda à leur sinistre sort alors que la force de l’ONU, la MINUAR, présente sur place aurait pu stopper le génocide mais l’ordre n’est jamais venu. Il nous appartient de questionner cette responsabilité. Guy Verhofstadt en 2000 à Kigali a présenté ses excuses au nom du peuple belge, la France avec Emmanuel Macron vient également de faire un petit pas dans ce sens. Le travail des historiens est encore et toujours essentiel, 27 ans après le crime.
Déshumanisation des victimes
Depuis 2015, le CCLJ organise tous les deux ans un voyage d’études au Rwanda pour les professeurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles, soutenu par cette dernière en notre qualité de Centre de Ressources de la FWB et également par l’institution rwandaise : la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG). Ce voyage est centré sur l’histoire du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda. Sa mémoire également. Mais pas de mémoire sans histoire. Un million de victimes pendant trois mois. Ce crime nous en rappelle d’autres. La Shoah, le génocide des minorités chrétiennes dans l’Empire ottoman et celui des Herero et des Nama dans l’actuelle Namibie. A l’instar de nos visites du site d’Auschwitz-Birkenau, il s’agit ici aussi de tenter de comprendre comment la haine peut être alimentée à des fins ultimes, comment les mots peuvent tuer, d’appréhender la mécanique du crime de génocide, un crime toujours planifié par le pouvoir en place, comment il se déroule, comment il est nié ensuite. Il nous faut accompagner les professeurs dans leur compréhension du crime, en Pologne ou au Rwanda afin qu’ils soient mieux outillés pour transmettre l’histoire rigoureusement. Le premier pas est d’éviter l’utilisation des termes : génocide rwandais ou génocide du Rwanda mais prendre le temps de prononcer tous les mots : génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda. La donne est claire. Pas de place pour la « thèse » du double génocide, pas de place pour les négationnistes, pas de place pour ceux qui souhaiteraient finir le « travail ». C’est par ce mot que les tueurs disaient qu’ils allaient tuer, ils partaient « travailler ». De la déshumanisation des victimes appelées « inyenzi » (cafard). Que fait-on avec un cafard ? Ce n’est pas un hasard si tous les génocidaires de l’histoire ont réduit leurs victimes à des animaux nuisibles, cette appellation favorise dans le chef des tueurs la « légitimité » de leurs actes.
Notre voyage en juillet dernier est différent des autres. Il est le premier qui s’effectue en compagnie d’une rescapée, Félicité Lyamukuru, présidente d’Ibuka Mémoire & Justice. Sa présence et son rôle de co-organisatrice vont définir l’atmosphère de ce voyage. Grâce à elle, nous sommes au plus près du Rwanda, de son histoire, et surtout au plus près des Rwandais rencontrés sur notre chemin d’histoire, de mémoire et de transmission. Cette dernière dimension est également au cœur de ce voyage puisque Félicité est accompagnée de sa fille, Calista, 18 ans, qui se rend au Rwanda pour la seconde fois. Nous bénéficions également de la présence précieuse de Jean Ruzindaza, rescapé et directeur de l’unité de plaidoyer à la CNLG (Commission nationale de lutte contre le génocide), il répond à nos nombreuses interrogations tant historiques qu’humaines. En dépit du covid, nous aurons l’occasion de rencontrer de nombreux rwandais, officiels, témoins, … Tous nous disent la nécessité d’accompagner des professeurs au Rwanda et soulignent que la transmission effectuée par ces professeurs est essentielle au passé comme au devenir du Rwanda.
Génocide de proximité
Comment transmettre ? Comment transmettre l’histoire d’un crime qui a été perpétré par l’armée, les milices Interahamwe mais surtout par la population hutu : voisins, paysans, professeurs, prêtres, docteurs, cadres de l’administration, …. Un génocide de proximité. Nous nous devons d’être solidaires mais nous nous devons surtout d’être rigoureux. Après sélection des candidats, nous effectuons un travail en amont du voyage, outre les ressources pédagogiques mises à disposition, nous proposons trois rencontres préparatoires au voyage. Nous avons l’opportunité d’écouter l’expérience de terrain et le témoignage de Jean-Pierre Martin, grand reporter qui a couvert à maintes reprises le Rwanda et a surtout tenté d’intervenir auprès des autorités belges pour les prévenir du crime à venir, puis, tragiquement en cours. Le professeur Joël Kotek, historien, spécialiste du crime de génocide revient sur la spécificité de ce crime, son histoire, sa définition. Enfin, une dernière rencontre avec un témoin à nul autre pareil, Esther Mujawayo, rescapée du génocide et « vivante vivante » comme elle le dit, doublement vivante et pas survivante. Sa façon de faire payer les génocidaires. Sa franchise, son humour, sa colère nous donnent à entendre une personnalité hors norme et nous laissent entrevoir le sens de ce voyage.
« Le nu de la vie »
Si notre voyage débute par l’histoire et la réalité de la colonisation allemande puis belge au Rwanda, connaissances indispensables pour mieux appréhender le crime de 1994, les jours qui suivent sont consacrés à la visite de nombreux sites mémoriels. Tous nous montrent la cruauté humaine, le « nu de la vie » comme le dit une rescapée à Jean Hatzfeld qui a utilisé cette métaphore comme titre de son premier livre sur ce génocide. Et puis, il y a l’après. Comment un pays qui est peuplé majoritairement par des personnes liées à la population qui a participé au génocide peut-il se reconstruire ? Quelle justice ? Que recouvre le terme de « réconciliation » ? Quelle est la place de la mémoire au Rwanda, 27 ans après les faits ? Ce pays est un laboratoire à ciel ouvert. Nous repartons mieux outillés pour contrer la rhétorique négationniste. Nous sommes également nourris de plus de questions que de réponses, des invitations à poursuivre nos recherches. Nous voilà bien au cœur de notre mission de Centre de Ressources de la FWB, interroger l’histoire d’hier et celle d’aujourd’hui, rester éveillés, vigilants.